Chapitre 1 - Le choix
Penché sur le rebord de sa fenêtre, son regard se perd par-dessus les tuiles et les cheminées éteintes. Il a l’air un peu con, comme on peut l’avoir au réveil, mais un air que l’on pourrait prendre, vu de loin, pour de l’évanescence comme plongée au milieu d’un rêve qui n’en finit pas.
Je suis quelqu’un qui sait prendre une décision. Voilà, point barre, se dit-il. Que ce soit pour gérer ma vie ou mes affaires, je réfléchis un peu, puis je tranche dans le vif. “Tac” d’un coup sec comme un bûcheron sectionne son arbre. Maintenant, à la question de savoir si nous sommes semblables ou différents, pour peu que cela soit à moi de répondre sur ce sujet, laissez-moi la liberté de garder le silence pour l’instant. Non pas que cette énigme ne soit pas intéressante, bien au contraire. Au fond, on passe tous nos journées et une partie de nos soirées à nous demander si nous pourrions être quelqu’un d’autre. Alors pourquoi pas vous ! Mais disons, pour être honnête, qu’il existe des questions qui n’ont pas de réponses toutes faites. A la différence de l’heure ou du temps que l’on vit. Cerner sa propre personnalité relève une certaine complexité. Vous me direz que la météo c’est pareil. Oui, vous avez peut-être raison.
Mais enfin, tout ça pour vous dire que d’entrer dans la vie de quelqu’un ça n’est pas chose facile. On a tous nos expériences et notre lot d’échecs pour en attester. Mais nous ne sommes pas là pour nous comparer les uns aux autres. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, il faut reconnaître que c’est vous qui vous apprêtés à entrer dans la mienne et non pas l’inverse, on est bien d’accord ? Personnellement ça ne me dérange pas, je vous demanderais simplement de ne pas trop y mettre de bordel, c’est déjà assez compliqué comme ça. Et surtout de bien vous déchausser en entrant. Je déteste les saletés et voir traîner des chewing-gums sales et des vieux mégots dans mon existence. C’est une question de respect.
On ne va pas se mentir. J’aime l’argent, mais j’aime beaucoup moins le travail. C’est comme ça que je suis devenu écrivain. Attention, quand je dis écrivain il faut se méfier du sens que l’on donne aux mots. Je dirais plutôt, pour qu’il n’y ait pas de confusion entre nous, que j’écris des choses. Voilà ! Je trouve cette formulation plus précise. Je vivote de mes doigts en débitant des histoires pour les gens. Mais au final, on peut dire que j’attends simplement, comme beaucoup d’autres, qu’arrive le revenu universel. Un peu comme on attend de voir tomber le beurre de cacahuète sur la biscotte. Pour l’instant il n’y a rien qui vient, je crois qu’ils n’ont pas encore trouvé le moyen d’ouvrir le pot. Ça doit coincer quelque part, sans qu’ils sachent quoi faire. C’est bien possible aussi qu’ils ne soient pas pressés non plus de venir nous tartiner. Ça c’est une explication que je ne peux pas exclure d’emblée. Ils ? Ce sont eux ! Vous savez, ceux qui qui décident de tout et du reste. Oui, vous en connaissez, je suis sûr. On ne va pas tarder à les voir, ne vous inquiétez pas. Quand il y a de l’argent ils sont toujours là. Ne vous faites pas de soucis, on ne peut pas les perdre de vue si facilement.
Bon, je parle, je parle et j’en oublie que la vie, elle, elle n’attend pas. Au fait Je m’appelle Joseph Poisson, j’ai quarante-huit ans. Pour l’âge rien à dire, à la limite un peu de raideur dans la nuque mais rien de très folichon. Par contre le nom… Reconnaissons que s’appeler Poisson c’est un peu dégradant. Je n’ai rien contre ces animaux qui vivent, baisent et meurent dans nos mers, lacs et cours d’eau. Disons que c’est quand même moins glamour de s’appeler Poisson que Ferrari ou McGill. Mais on n’a pas le choix, ça fait partie de ces choses de la vie où on n’a pas voix au chapitre. On débarque sur cette terre avec un nom qu’on doit subir. Après, le nom n’est probablement pas la seule chose que l’on porte comme un fardeau. Si on compte la tête, les défauts, le karma et la taille du sexe. Je pense pouvoir dire que le nom est probablement la cargaison la moins lourde du bagage imposé.
Oui, d’une certaine manière je crois que l’on peut dire qu’on n’a pas le choix. En tout cas pas toujours le choix. “That’s life” comme on dit ! Oui je sais, je parle aussi l’anglais. C’est une langue idéale pour moi. C’est direct et ça me parle. J’imagine que tout ça doit trouver probablement ses origines quelque part tout au fond de moi. Ne venez pas me dire que de nos jours on a plus besoin de parler l’anglais ou toutes autres langues étrangères. Sous prétexte qu’on peut recourir à Google translate. “Come on”, arrêtez, please ! Je précise quand même, à toutes fins utiles, que votre raisonnement repose sur l’utilisation d’un système qui a largement recours à ce que l’on appelle de l’intelligence artificielle. Vous n’êtes pas sans savoir que tout ce qui est artificiel est par nature superficiel, donc pas vraiment de quoi pavoiser. Après tout chacun ses trucs on n’est pas tous logés à la même enseigne.
Bon maintenant il va falloir y aller. On a du pain sur la planche, comme disait ma grand-mère quand elle voulait me voir débarrasser le plancher. Je débarrasse.
A l’extérieur, l’air était doux comme une journée d’hiver un peu trop clémente où une soirée d’été très humide. C’est selon, c’est l’automne. Une dernière inspiration et Joseph referme les battants de sa fenêtre pour enfiler sa veste et dévaler deux par deux les quelques marches qui le séparent du reste du monde. Il se faufile d’un pas leste entre les passants et les encombrants du trottoir. La démarche est assurée comme celle de quelqu’un qui sait très précisément où il va et dont les repères semblent tous au bon endroit. C’est en tournant l’angle rue Rochambleau en direction de Varichon que notre pseudo-écrivain passe devant l’une des toutes dernières cabines téléphonique publiques encore en service, vestige d’une époque où l’on ne trouvait pas encore complètement saugrenu de réserver quelques centimètres carrés du domaine public au bénéfice de la population. Pour tout dire, Joseph n’y aurait certainement pas prêté la moindre attention si le téléphone en question ne s’était pas mis à sonner sur son passage. Il marque une pause pour regarder autour de lui, mais l’appareil continue de carillonner. Il croit même percevoir le léger tremblement du combiné bleu défraîchi. Joseph hésite à décrocher, ce n’est certainement pas un appel pour lui. En tout état de cause, il devrait passer son chemin. D’ailleurs qui de nos jours appelle encore vers une cabine téléphonique? Qui utilise toujours ce genre de choses autrement que pour s’abriter des fortes pluies saisonnières, on se le demande? Son portable est bel et bien dans sa poche arrière du pantalon en mode silencieux, comme il se doit pour ne déranger personne. Une légère pression du bout des doigts sur son postérieur lui confirme son intuition première. Donc, si quelqu’un souhaite le joindre il peut le faire sans problème. Pour Joseph il est de plus en plus évident que cette sonnerie ne le concerne pas, ni de près ni de loin. Mais la tentation est grande de décrocher et d’entendre qui se cache derrière cette insistante sonnerie.
Chapitre 1 - Le choix
Penché sur le rebord de sa fenêtre, son regard se perd par-dessus les tuiles et les cheminées éteintes. Il a l’air un peu con, comme on peut l’avoir au réveil, mais un air que l’on pourrait prendre, vu de loin, pour de l’évanescence comme plongée au milieu d’un rêve qui n’en finit pas.
Je suis quelqu’un qui sait prendre une décision. Voilà, point barre, se dit-il. Que ce soit pour gérer ma vie ou mes affaires, je réfléchis un peu, puis je tranche dans le vif. “Tac” d’un coup sec comme un bûcheron sectionne son arbre. Maintenant, à la question de savoir si nous sommes semblables ou différents, pour peu que cela soit à moi de répondre sur ce sujet, laissez-moi la liberté de garder le silence pour l’instant. Non pas que cette énigme ne soit pas intéressante, bien au contraire. Au fond, on passe tous nos journées et une partie de nos soirées à nous demander si nous pourrions être quelqu’un d’autre. Alors pourquoi pas vous ! Mais disons, pour être honnête, qu’il existe des questions qui n’ont pas de réponses toutes faites. A la différence de l’heure ou du temps que l’on vit. Cerner sa propre personnalité relève une certaine complexité. Vous me direz que la météo c’est pareil. Oui, vous avez peut-être raison.
Mais enfin, tout ça pour vous dire que d’entrer dans la vie de quelqu’un ça n’est pas chose facile. On a tous nos expériences et notre lot d’échecs pour en attester. Mais nous ne sommes pas là pour nous comparer les uns aux autres. D’ailleurs, pour être tout à fait honnête, il faut reconnaître que c’est vous qui vous apprêtés à entrer dans la mienne et non pas l’inverse, on est bien d’accord ? Personnellement ça ne me dérange pas, je vous demanderais simplement de ne pas trop y mettre de bordel, c’est déjà assez compliqué comme ça. Et surtout de bien vous déchausser en entrant. Je déteste les saletés et voir traîner des chewing-gums sales et des vieux mégots dans mon existence. C’est une question de respect.
On ne va pas se mentir. J’aime l’argent, mais j’aime beaucoup moins le travail. C’est comme ça que je suis devenu écrivain. Attention, quand je dis écrivain il faut se méfier du sens que l’on donne aux mots. Je dirais plutôt, pour qu’il n’y ait pas de confusion entre nous, que j’écris des choses. Voilà ! Je trouve cette formulation plus précise. Je vivote de mes doigts en débitant des histoires pour les gens. Mais au final, on peut dire que j’attends simplement, comme beaucoup d’autres, qu’arrive le revenu universel. Un peu comme on attend de voir tomber le beurre de cacahuète sur la biscotte. Pour l’instant il n’y a rien qui vient, je crois qu’ils n’ont pas encore trouvé le moyen d’ouvrir le pot. Ça doit coincer quelque part, sans qu’ils sachent quoi faire. C’est bien possible aussi qu’ils ne soient pas pressés non plus de venir nous tartiner. Ça c’est une explication que je ne peux pas exclure d’emblée. Ils ? Ce sont eux ! Vous savez, ceux qui qui décident de tout et du reste. Oui, vous en connaissez, je suis sûr. On ne va pas tarder à les voir, ne vous inquiétez pas. Quand il y a de l’argent ils sont toujours là. Ne vous faites pas de soucis, on ne peut pas les perdre de vue si facilement.
Bon, je parle, je parle et j’en oublie que la vie, elle, elle n’attend pas. Au fait Je m’appelle Joseph Poisson, j’ai quarante-huit ans. Pour l’âge rien à dire, à la limite un peu de raideur dans la nuque mais rien de très folichon. Par contre le nom… Reconnaissons que s’appeler Poisson c’est un peu dégradant. Je n’ai rien contre ces animaux qui vivent, baisent et meurent dans nos mers, lacs et cours d’eau. Disons que c’est quand même moins glamour de s’appeler Poisson que Ferrari ou McGill. Mais on n’a pas le choix, ça fait partie de ces choses de la vie où on n’a pas voix au chapitre. On débarque sur cette terre avec un nom qu’on doit subir. Après, le nom n’est probablement pas la seule chose que l’on porte comme un fardeau. Si on compte la tête, les défauts, le karma et la taille du sexe. Je pense pouvoir dire que le nom est probablement la cargaison la moins lourde du bagage imposé.
Oui, d’une certaine manière je crois que l’on peut dire qu’on n’a pas le choix. En tout cas pas toujours le choix. “That’s life” comme on dit ! Oui je sais, je parle aussi l’anglais. C’est une langue idéale pour moi. C’est direct et ça me parle. J’imagine que tout ça doit trouver probablement ses origines quelque part tout au fond de moi. Ne venez pas me dire que de nos jours on a plus besoin de parler l’anglais ou toutes autres langues étrangères. Sous prétexte qu’on peut recourir à Google translate. “Come on”, arrêtez, please ! Je précise quand même, à toutes fins utiles, que votre raisonnement repose sur l’utilisation d’un système qui a largement recours à ce que l’on appelle de l’intelligence artificielle. Vous n’êtes pas sans savoir que tout ce qui est artificiel est par nature superficiel, donc pas vraiment de quoi pavoiser. Après tout chacun ses trucs on n’est pas tous logés à la même enseigne.
Bon maintenant il va falloir y aller. On a du pain sur la planche, comme disait ma grand-mère quand elle voulait me voir débarrasser le plancher. Je débarrasse.
A l’extérieur, l’air était doux comme une journée d’hiver un peu trop clémente où une soirée d’été très humide. C’est selon, c’est l’automne. Une dernière inspiration et Joseph referme les battants de sa fenêtre pour enfiler sa veste et dévaler deux par deux les quelques marches qui le séparent du reste du monde. Il se faufile d’un pas leste entre les passants et les encombrants du trottoir. La démarche est assurée comme celle de quelqu’un qui sait très précisément où il va et dont les repères semblent tous au bon endroit. C’est en tournant l’angle rue Rochambleau en direction de Varichon que notre pseudo-écrivain passe devant l’une des toutes dernières cabines téléphonique publiques encore en service, vestige d’une époque où l’on ne trouvait pas encore complètement saugrenu de réserver quelques centimètres carrés du domaine public au bénéfice de la population. Pour tout dire, Joseph n’y aurait certainement pas prêté la moindre attention si le téléphone en question ne s’était pas mis à sonner sur son passage. Il marque une pause pour regarder autour de lui, mais l’appareil continue de carillonner. Il croit même percevoir le léger tremblement du combiné bleu défraîchi. Joseph hésite à décrocher, ce n’est certainement pas un appel pour lui. En tout état de cause, il devrait passer son chemin. D’ailleurs qui de nos jours appelle encore vers une cabine téléphonique? Qui utilise toujours ce genre de choses autrement que pour s’abriter des fortes pluies saisonnières, on se le demande? Son portable est bel et bien dans sa poche arrière du pantalon en mode silencieux, comme il se doit pour ne déranger personne. Une légère pression du bout des doigts sur son postérieur lui confirme son intuition première. Donc, si quelqu’un souhaite le joindre il peut le faire sans problème. Pour Joseph il est de plus en plus évident que cette sonnerie ne le concerne pas, ni de près ni de loin. Mais la tentation est grande de décrocher et d’entendre qui se cache derrière cette insistante sonnerie.
Chapitre 2 – L’appel
– Allô ?
En pénétrant la petite cabine téléphonique Joseph Poisson fut insulté par une très forte odeur d’urine qui lui saisit les narines, les deux pour être précis. Quand on pense que de nos jours les gens passent plus de temps aux toilettes pour téléphoner que pour faire leurs besoins, il n’y a dès lors rien de très surprenant à ce que les cabines téléphoniques sentent, elles aussi les toilettes. Comme si, d’une certaine manière, communiquer et uriner étaient devenues deux actions inséparables, liées l’une à l’autre par un fil invisible, jumelant deux comportements du quotidien. Mais bon, reste que l’effet était surprenant.
– Allô, allô, non mais allô quoi ?
Notre écrivain ne manquait jamais une occasion de mettre en exergue ses connaissances de la culture télévisuelle contemporaine. Le fait que personne ne réponde à ses interjections commençait pourtant sérieusement à l’agacer. Pour tout dire il n’était pas loin de raccrocher le combiné et poursuivre le cours de sa vie auprès d’oreilles plus attentives. Quand soudain…
– Allô, Monsieur Poisson ?
– Oui, je suis là ! Je veux dire c’est moi. Mais vous connaissez mon nom, comment c’est possible ? Qui êtes-vous ?
– Oh là là, du clame mon jeune ami. Pas trop de questions à la fois. Je comprends que vous soyez surpris, mais ce n’est pas une raison pour s’emballer comme vous le faites. Je veux dire, j’imagine qu’à votre place je serais également surpris de me trouver dans cette situation, mais il faut quand même reconnaître que c’est vous qui avez décroché le téléphone, non ? On peut dire, d’une certaine manière, que vous l’avez bien cherché, non ? Comprenons-nous bien, je ne suis pas en train de vous jeter la pierre, ni de vous accuser de quoi que ce soit. Je constate simplement qu’en décrochant un téléphone inconnu, qui plus est dans un lieu inhabituel sur votre passage, vous encourez un certain nombre de risques. Vous êtes toujours là ? Vous m’entendez ? Bien, maintenant que les choses, en guise de préambule sont clarifiées. Reprenons vos questions les unes après les autres. Quelle était la première ?
– …Je ne sais plus.
– Soyez un peu attentif M. Poisson. Allons voyons, je veux bien que cela soit le matin tôt, mais quand même. Si vous n’y mettez pas un peu du vôtre, je pense sincèrement que l’on ne s’en sortira pas. Bref, vous me demandiez comment se fait-il que je connaisse votre nom, c’est bien ça ?
– Oui c’est ça, comment connaissez-vous mon nom ?
– Bien, voilà une bonne question. Certes pas la meilleure, mais je dois reconnaître que c’est un bon début. De manière générale et selon les statistiques que j’ai en ma possession, quatre-vingts pour-cent des personnes qui se trouvent dans une situation similaire à la vôtre posent toujours cette question. Sans vouloir faire de la psychologie de bas étages, je pense que c’est dans la nature humaine que de ramener les choses à elle. Surtout quand ses repères sont chamboulés. C’est une sorte de replis sur soi salutaire. Personne ne vous condamnera pour ça, croyez-moi. Mais, parlons peu, parlons bien. Disons que je connais beaucoup de choses sur vous. Bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. A part votre drôle de nom, je sais également qui vous êtes, ce que vous faites. Mais surtout ce que vous ne faites pas. Ma foi c’est comme ça, il y a beaucoup plus de choses que l’on ne fait pas que de choses que l’on fait. Je crois qu’il serait même assez juste de dire que nous sommes plutôt une société de procrastinateurs. Connaissez-vous ce mot ?
– Bon écoutez, Monsieur “Je-ne-sais-pas-qui-vous-êtes”. Je vous entends depuis maintenant un petit moment et j’ai comme le sentiment que tout ceci ne nous mène nulle part. Je n’irais pas jusqu’à dire que je perds mon temps, mais dans les faits, j’ai quand même la subtile impression d’être dépossédé de quelque chose. Bon, alors il est bien possible que je possède une part de responsabilité dans toute cette histoire. Mais pour être tout à fait honnête je m’en fous comme de…
– L’an quarante ? C’est ça que vous alliez me dire, n’est-ce pas Monsieur Poisson ? Voyez comme je vous devine, je vous lis comme un livre ouvert. Alors, effacez-moi ce petit ton, déplacé qui, au-delà de vous crisper la voix, vous donne, vu d’ici tout au plus, un air de nain enragé. Et croyez-moi je n’ai rien contre les personnes de petites tailles, bien au contraire, j’en connais plusieurs. Bref, Monsieur Poisson je vois que vous êtes plutôt d’humeur maussade, alors je n’irai pas par quatre chemins et ce d’autant plus que cette forte odeur d’urine doit vous incommoder au plus haut point. J’en viens donc sans plus attendre à votre deuxième question. Vous me demandiez tout à l’heure, si je ne fais erreur, comment je connaissais votre nom. Pour vous citer très exactement, il me semble que vous aviez dit quelque chose comme : « Mais vous connaissez mon nom, comment c’est possible ? Au-delà de la grossière faute grammaticale, ce qui est intéressant ici et à juste titre, vous l’avez bien compris, c’est comment un inconnu qui appelle au hasard une cabine téléphonique à moitié abandonnée et très imprégnée d’odeur désobligeante, peut connaitre à l’avance celui qui va répondre. Et surtout être sûr que cette même personne décrochera le combiné pour entamer une conversation avec l’inconnu que je suis. Reconnaissez que là, on navigue dans des sphères plutôt élevées, dont je vous suspecte de ne pas concevoir ne serait-ce que les prémices de l’aube de leur existence, sans vouloir vous offenser bien sûr. Monsieur Poisson, vous permettez que je vous appelle Joseph ? Nous savons qui vous êtes jusque dans les derniers détails de votre existence. Alors, vous imaginez bien que votre profil de vie, porté sur le « je-m’en-foutisme » poussé à son paroxysme, drapé dans votre légère étoffe synthétique, cousue main, d’écrivain moderne et audacieux comme symbole d’une nouvelle vague dont on ne perçoit pas même l’écume, ne nous laisse pas indifférent, bien au contraire. Nous savons de votre vie tout ce qu’il y a à savoir. Vos quelques écrits sans reliefs ni saveurs. Vos scribouillardises saugrenues. Bref, Joseph vous êtes un écrivain raté, du genre de ceux qui se trouvent tout en bas de l’échelle. D’ailleurs vous parler d’échelle où de votre point de vue on ne distingue que le néant, peut paraître amplificateur. Mais reste que c’est justement pour ces qualités, ou plutôt l’absence complète et irrémédiable de qualité que nous avons décidé de vous aider. Disons que c’est un peu votre jour de chance aujourd’hui. Car oui Jo, ça ne vous dérange pas que je vous appelle Jo, non ? Bref, nous allons vous aider. Voilà comme ça les choses sont claires et vous ne pourrez pas dire qu’on ne vous avait pas prévenu. Attention, je ne suis pas en train de dire que les choses seront plus faciles. Churchill vous promettrait du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Personnellement je pense simplement que vous allez en chier comme on l’entend dire parfois dans des émissions réservées aux jeunes. Mais bon, c’est vous qui voyez. D’autant plus que vous n’avez pas grand-chose à perdre, ou plutôt pour être plus précis, je devrais dire que vous n’avez carrément rien à perdre. De manière tout à fait objective, il faut reconnaître que tout ce que vous pouviez perdre, vous l’avez perdu depuis déjà longtemps, n’est-ce pas ? Bon, c’est à vous qui voyez. Je vous propose une belle main tendue, venue du ciel, mais vous pourriez très bien faire le choix incompréhensible de me tourner le dos et continuer à vaquer à vos occupations flasques et aussi utiles à un poisson que peut l’être un briquet Zippo de série limitée ayant appartenu à Elvis en personne.
Chapitre 3 – L’avenir
Joseph Poisson s’extrait de la petite cabine téléphonique vouée tôt ou tard à la destruction avec un sentiment mitigé. Comme quelqu’un qui aurait inversé sa chaussure droite avec la gauche mais qui, par chance, portait une paire de godasses deux pointures au-dessus. Sans bien comprendre s’il avait agi raisonnablement, cette aide tombée du ciel lui laissait une impression bizarre, un gout de poulet mal fumé, pourrait-on dire. Non pas tant par les contours flous de ce soutien brumeux que par le côté surréaliste de son irruption dans sa vie.
Sans être expert-comptable, Joseph se dit, ne sachant si cette aide était un profit ou une perte à venir, qu’il devait simplement classer tout ça sur le compte des produits à recevoir. Il l’inscrirait sur son plan comptable de vie sans même prendre la peine de créer une provision. Il aurait bien le temps de faire son bilan de vie. D’ailleurs, pas sûr que la clôture s’avère si facile à réaliser. Entre les actifs évanescents comme dans un fiduciaire panaméen et les passifs lourds et sombres comme une journée d’orage. Il fallait bien se rendre à l’évidence que son équilibre était plus que précaire. Sur cette pensée il referma son grand livre de compte en se disant qu’un café lui ferait le plus grand bien. Joseph Poisson possédait cette force unique de se détourner des problèmes avec la vitesse d’un archevêque qui tourne ses yeux vers le ciel pour implorer le grand pardon.
Joseph est un écrivaillon, un petit scribouillard sans carrure. Il complète son manque d’envergure littéraire par des piges de journalistes, en tant que « localier ». Dans la caste très fermée des journalistes, il se trouve tout en bas de l’échelle. Juste un point sur la moquette. Il est de ceux qu’on ne voit pas ou presque. Sa plume ne sert qu’à remplir les espaces de papiers recyclés laissés vides par (dans l’ordre décroissant) : les grands reporters, les éditorialistes, les journalistes politiques, scientifiques, économiques, culturels les chroniqueurs mondains, les rédacteurs sportifs, les publicitaires, les cruciverbistes et les sudokistes. Oui, Joseph Poisson est un bouche-trou. Sa spécialité : les faits divers et les chiens écrasés. Son ambition : gagner au moins deux fois le prix Goncourt, comme Romain Gary. Chacun pourra juger du gouffre qui sépare la réalité, de ses rêves secrets, car même doté d’une très bonne vue on ne saurait en apercevoir le fond.
Un ou deux de ses écrits ont toutefois enflammés une certaine critique littéraire. C’était il y a cinq ans. Il reçut des pluies de compliments et des bourrasques d’éloges. Tout ceci aurait pu avoir une certaine valeur si cette avalanche dithyrambique n’était venue de la seule bouche de sa bonne mère, hygiéniste de profession. D’ailleurs pas même son père, architecte, n’était venu à bout des cinquante pages qui constituaient l’œuvre majeure de Joseph Poisson. Un livre intitulé : « l’homme masqué ».
Quinze ans ! Quinze ans qu’il fait ça. Traîner ses baskets dans les rues à la recherche d’une inspiration, d’une étincelle qui le propulserait tout droit vers les sommets du succès ! Depuis la crise, autant dire que l’inspiration n’est plus trop dans les parages. Elle doit faire partie des premiers rats à avoir quitté le navire à moins qu’elle ait simplement emprunté une navette spatiale pour Sirius, comme au bon vieux temps. Toujours la même histoire, alors on s’y habitue. C’est certainement ce qu’il y a de mieux à faire. On vit avec, comme une bosse qu’on porte, sous ses habits, depuis la naissance. Elle est là, sur le dos, impossible de ne pas la sentir. Mais au moins on a la possibilité de détourner le regard, faire comme si… On regarde l’horizon, c’est plus joli et ça évite de tomber la tête la première sur le bitume.
Alors, vous imaginez bien, le coup du téléphone providentiel qui vient au secours du malheureux, autant le noyer dans un petit arabica corsé, sans sucre et se l‘envoyer au fond du gosier avant que l’espoir ne l’étouffe. Il n’est d’ailleurs pas impossible qu’une petite grappa cul sec, soit nécessaire pour compléter le nettoyage du gosier de toutes ces particules de faux espoirs.
A la rue de l’Avenir se trouve le bien nommé café de l’Avenir. Sans grande originalité il offre tout de même une vue assez dégagée sur les voitures et le petit trottoir goudronnés, théâtre d’un va et vient continu de passants. C’est là que notre ami Poisson décide de poser ses fesses, sur une chaise en plastique torsadée de plutôt bonne qualité. Pas le temps de finir son expresso qu’il est le témoin d’une défenestration expéditive et finale. Un homme, à moins que cela ne soit une femme a décidé de mettre un terme de manière irrémédiable à son existence et ce à quelques mètres à peine de ses jambes croisées. Quelle drôle d’idée de vouloir terminer sa vie dans la rue de l’avenir.
Bon après tout, ça n’était pas la première fois que Joseph voyait un cadavre. On pourrait même dire qu’il en connaissait un rayon en la matière. Alors celui-là était probablement un peu plus mort que les autres, mais au fond qu’est-ce que ça change ? On ne peut pas dire qu’il existe une graduation universelle millimétrée dans le trépas. Il n’y a pas de petite mort ou de grande mort. Ce n’est pas les jeux olympiques après tout. Je crois qu’il serait même assez juste de dire qu’on est tous égaux face à la mort. Ce n’est pas comme la naissance. Ils nous rabâchent depuis des années ces conneries dans leur déclaration à deux balles, comme quoi : les hommes et les femmes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Tu parles ! Egaux de quoi ? Laisse-moi te dire que s’il y a une égalité, elle ne dure pas bien longtemps. Quelques fractions de secondes tout au plus, juste le temps d’enlever le vernix caseosa et tout le reste de la cochonnerie qui te sert d’habit à la naissance. Pour le reste, dès que tu franchis la porte d’entrée maternelle sur la vie, tout est réglé d’avance. A part quelques détails insignifiants, tu sais déjà à quelle sauce tu vas être mangé. Des fois ça donne envie de vomir. Pas là tout de suite, mais parfois, quand je suis fatigué.
C’est souvent ça le problème avec le suicide, ça gicle partout. C’est dur de faire quelque chose de propre et net. On ne maitrise pas vraiment les conséquences de l’acte. Joseph lève la tête vers le haut de l’immeuble. Une belle bâtisse de prestige. Probablement originaire du tout début 19ème siècle, pas plus tard en tout cas. Construit en pierre de taille et en brique avec des refends aux deux premiers niveaux et des balcons aux deuxième et cinquième étages. Il ne peut s’empêcher d’émettre un petit sifflement. Il a dû sauter du 5ème étage pense-t-il, la fenêtre est encore ouverte. Un sacré saut !
Notre écrivain se dit qu’il irait bien faire un tour à l’étage, histoire de voir. Evidemment la perspective de gravir les cinq étages à pied ne l’enchante guère. Mais depuis le temps, il s’est fait une raison. Peu de ses clients habituels habitent au rez-de-chaussée ou au premier étage. Un suicidaire ça ne vit qu’en hauteur, là où brassent les vents et les idées sombres. Après tout un bon fait divers lui rapportera toujours son petit pécule quotidien. Quelques lignes rémunérées de piécettes sonnantes et trébuchantes, c’était toujours ça de pris sur le diable. Un brin désabusé, Joseph se ravise. Il aurait peut-être mieux à faire que de se plonger à nouveau dans les dédales gluants d’une énième vie perforée et malheureuse. A la perspective de sa longue marche vers l’appartement de la victime, il souffle par avance. Il sait que l’effort sera intense, qu’il arrivera au sommet essoufflé et transpirant.
Entre saisir son stylo pour témoigner de cette triste vie qui s’est envolée et la perspective de commander un autre café autour de cette cohue qui se formait joyeusement autour de la victime, son cœur balançait. Après tout, il pourrait tout aussi bien rester assis là et faire le compte rendu de ce fait divers, porté par la seule force de son imagination. Il ne serait pas le premier, ni le dernier à inventer de toute pièce une histoire pour les autres. Au fond il n’y a pas de raison que cette prérogative soit l’apanage des seuls politiciens.
Chapitre 4 – L’article
Joseph Poisson reprend son souffle, le cap des cent marches d’escalier est atteint. Qu’est-ce que l’on ne ferait pas pour rédiger un article ! La porte de l’appartement est grande ouverte. Sur l’encadrement en bois une petite plaque en laiton, joliment torsadée entoure un nom : Conrad Isis.
– Drôle de nom.
Joseph entre dans une pièce bien éclairée, il pose ses fesses sur le canapé du salon. Un beau tissu, doux au contact de la main. Du très beau travail d’artisan, sûrement des Italiens. Le journaliste fatigué, glisse instinctivement sa main droite dans la fente formée des deux coussins du sofa. Comprimée entre le textile et la mousse, ses doigts qui s’enfoncent lui procurent une sensation de bien-être, à la fois apaisante et adoucissante. Il se dit qu’il resterait bien encore quelques instants ici, sans bouger. Juste pour regarder par la fenêtre. Une brise légère caresse ses cheveux qui sont de nature assez souple et sensible.
Qu’est-ce que je vais bien pouvoir écrire, se dit-il ? Un petit tour de l’appartement, le tout semble assez chic, bien meublé et disons-le tout net plutôt bien rangé. Bref tout l’opposé de chez lui. C’est peut-être pour cela qu’il se sent un peu étranger. Quelque chose le chiffonne dans ce décor. Le terme décor n’est ici pas usurpé, bien au contraire. Joseph a souvent l’impression de débarquer sur une scène de théâtre. Il se sent comme un spectateur invité à fouler les planches, à la demande des comédiens. De retour à la fenêtre, il constate que l’agitation est allée grandissante dans la rue. Rue de l’avenir, drôle d’endroit pour finir à sa vie.
– C’est comme ça que je devrais commencer mon papier.
Et pourquoi pas après tout, on ne sait jamais ce que l’avenir nous réserve. De nombreux curieux se sont amassés au pied de l’immeuble et semblent figés face la scène. Vues du ciel, les choses paraissent plus régulières, un peu moins désordonnées. Le mort est bien à sa place, dans une position plutôt étrange avec ses membres de guingois. Une flaque de sang délimite son espace mortel autour duquel s’était agglutinée la foule. C’était un homme, peut-être la quarantaine, difficile d’être plus précis compte tenu des circonstances.
Une voiture de police, toutes sirènes hurlantes, probablement une Peugeot, vient briser la fraicheur de l’atmosphère. Les pneus crissent sur l’asphalte. Un policier en sort et se précipite dans les escaliers de l’immeuble. Ça y est, les ennuis commencent se dit-il. Assurément, au vu de sa condition physique irréprochable, le gendarme avalera la centaine de marches sans le moindre effort, ni la moindre trace de transpiration. Joseph réalise qu’il a encore quelques secondes pour apprécier la vue depuis le balcon. En contre-bas, les gyrophares des forces de l’ordre apportent une ambiance un peu bleutée et festive à la scène macabre. Il ne manque que la musique.
– Haut les mains ! Pas un geste. Le jeune policier, pistolet au poing fait une entrée hollywoodienne dans l’appartement.
Notre Poisson lève les mains au ciel de manière assez évidente, comme il l’a souvent vu faire au cinéma et se retourne doucement vers l’homme armé.
– Bordel Joseph, s’exclame l’agent avec une certaine familiarité en rengainant son arme. J’aurais dû m’en douter. Qu’est-ce que tu fous là, espèce de grand con. J’ai failli te coller une bastos dans le buffet.
– Ben c’est-à-dire que…
– Oh, mais ferme-la, tu m’entends ? Je ne veux rien savoir ! On n’a pas idée de se trouver sur une scène de crime comme un touriste. À la limite les touristes, eux, ils vont où on leur dit d’aller, sans se plaindre. Pour se rendre à la place St Marc de Venise, ils suivent un monstre itinéraire fléché qui part de la gare ferroviaire de Santa Lucia et qui dure des plombes à travers toutes les ruelles de la ville des amoureux. Ils passent devant la quasi-totalité des magasins de souvenirs, certains, même deux fois. Et ils le font sans se plaindre, même les Français, tu comprends ? Il ne leur viendrait jamais à l’idée d’escalader la basilique avec un piolet ou une fusée dans le cul, tu piges ? Ce n’est quand même pas bien compliqué ! Un touriste ça fait les choses bien, ça obéit et ça envoi des cartes postales pour ceux qui sont restés au pays, point barre. Tandis que toi, tu vas ou personne ne te demande d’aller et par le plus court chemin, en plus.
– Bon, je….
– Ferme-la, je te dis, c’est moi qui parle ! Tu comprends ? Sincèrement Jo, je te dis ça et je n’ai rien contre les touristes, bien au contraire, j’en suis un de temps en temps, surtout pendant les vacances en famille. Il n’y a pas de honte à avoir. Tiens, l’année dernière on est allé en Australie. Et bien je me suis bien comporté. Alors que nous visitions Sydney, il ne me serait jamais venu à l’esprit de venir chier dans le bureau du premier ministre, ce n’est pas des choses qui…
– Canberra !
– Quoi ?
– Canberra, répéta Joseph Poisson.
– Quoi Canberra ?
– Le premier ministre se trouve à Canberra et non pas à Sydney. C’est une erreur que beaucoup de gens font. Ils pensent que Sydney est la capitale de l’Australie, parce que c’est la ville la plus connue. Alors que la capitale c’est Canberra un bled que personne ne connait, pas même les Australiens.
– Mais je m’en fous ! Je m’en fous et m’en contre fous de tes explications à deux balles, tu comprends ? Je ne suis pas là pour prendre un cours de géographie. Si tu veux savoir, tu commences sérieusement à me courir sur le haricot.
A bout d’argument l’agent des forces de l’ordre détourna son regard de Joseph pour se concentrer sur l’appartement. En amateur de bonnes choses le policier appréciait les objets de valeurs.
– Dis donc ce n’est pas moche ici, hein ! Bon allez, il faut que tu dégages maintenant, le policier indiquait la porte à Joseph. Tu ne dois pas rester ici, c’est une scène de crime, comme on dit sur Netflix.
– Tu sais, je ne crois pas que cela soit un crime. Comme ça, à vue de nez, je dirais plutôt un suicide.
– Bon ça va, ça va. Tu ne vas pas faire mon boulot à ma place, non ? J’imagine que tu as un article à écrire à propos du mec aplatit sur le trottoir ? T’es toujours journaliste de caniveau, non ?
– Localier
– Oui, bon je m’en fous, alors tu ferais bien de prendre tes cliques et tes claques avant qu’un autre agent te chope, car il risque bien d’être moins sympa que moi.
– Ok, je m’en vais, mais…
– DEGAGE !!
Sur le pas de la porte alors qu’il s’apprêtait à descendre les escaliers, Joseph se ravisa et fit marche arrière.
– Au fait je crois qu’il y a un truc qui cloche, dans cette affaire. Il y a quelque chose qui me chiffonne, je ne sais pas comment te dire…
– Si tu n’es pas en bas dans cinq secondes, l’interrompis l’agent de police, je t’assure qu’on pourra bientôt parler de deux morts et non pas qu’un seul !
Joseph, qui aimait bien trop la vie, malgré sa tendance à jouer les montagnes russes, n’envisageait pas de mourir à cet instant précis. Il jugea donc préférable de quitter les lieux. Comme un bon touriste obéissant. Dehors le soleil déclinait et une légère mauvaise odeur le surpris alors qu’il remettait son manteau. Il aurait dû prendre une douche ce matin se dit-il, mais on ne peut pas penser à tout, tout le temps, on n’est pas des machines.
Que va faire Joseph ? Prolonger le plaisir d’une balade en cette fin de journée ou se rendre au bureau ou le devoir l’appelle pour finir son travail ?
Chapitre 5 – La lettre
Au fond, quand on y pense, on n’a jamais rien inventé de mieux que la balade pour se rafraîchir les idées. Les Grecs antiques et les Romains s’y adonnaient déjà en usant leurs semelles en cuir sur les routes mal pavées de leur époque. Laissez-moi vous dire que ces gars-là, matière décision, ils savaient s’y prendre. Ils avaient beau tous porter des minijupes en coton brut et des chaussettes en cuir, il ne fallait pas essayer de la leur faire à l’envers. Demandez aux Phéniciens. Je vous laisse imaginer si de nos jours les US marines et autres Navy Seals team 6, devaient débarquer en zone de combats affublés d’une jupette couleur kaki-camouflage, je pense que l’issue des guerres serait bien différente.
– Sale coup pour la démocratie.
Marcher, pour peu qu’on ouvre les fenêtres de l’esprit, permet d’embrasser des idées nouvelles et renouveler les petites contaminations intellectuelles du quotidien. Joseph Poisson en était convaincu. Mais disons qu’à sa manière, il préférait quand même prendre le bus. N’importe lequel, pourvu qu’il se laisse porter d’un terminus à l’autre en contemplant les paysages urbains.
C’est inconfortablement assis sur une banquette en simili cuir du bus 17, direction les halls de Touraine, qu’il tartina son article en trois coups de cuillère à pot. Pas mécontent du résultat il se dit qu’il aimait décidément écrire et raconter des histoires. L’époque ne se prêtait plus vraiment à ce genre de pratique. Non pas que les gens n’écrivent plus, bien au contraire, mais disons que plus personne ne lit vraiment. De nos jours chacun y va de son petit texte, twit, chat, snap, post et autres moyens d’expression digitaux castrés. Tout est prétexte à être court, rapide et succinct. Comme s’il ne fallait pas trainer.
– Circuler il n’y a rien à voir.
La vie n’est pas plus courte, mais disons que les moyens de la décrire eux se réduisent, jusqu’à bientôt disparaitre complètement. Ils fondent comme la banquise au soleil et se désagrègent en morceaux de glace où, à peine un petit pingouin pourrait se tenir en équilibre précaire, les épaules voutées, l’air résigné et le bec en bas. C’est à cet instant précis que Joseph compris ce qui le chiffonnait depuis tout à l’heure. Ce petit truc qui le laissait inconfortable comme un slip trop serré à l’entrejambe.
– Il n’y avait pas de lettre !
C’est en se remémorant le lieu en deuil de la rue de l’Avenir, qu’il réalisât d’un seul coup d’un seul, l’absence de cette fameuse lettre. Aucune bafouille, aucun message de désespoir, ni d’au revoir. Le pauvre bougre était parti sans tirer sa révérence. En catimini, presque comme un voleur. Si maintenant les gens se mettent à partir sur la pointe des pieds, comme dans une soirée un peu trop ennuyeuse, où va-t-on ? Je veux dire, c’est une certitude, ils sont de moins en moins nombreux à leurs petites fêtes, et pourtant il y a de plus en plus de caviars et de champagne au menu.
– Je sais bien que l’estomac est un muscle flexible, j’ai étudié la biologie aussi, mais quand même il y a des limites à tout.
Au moins avant, on pouvait toujours recevoir une invitation, même si c’était à la dernière minute, quand ce n’était pas carrément le lendemain, mais la pensée était là. On était sur des listes potentielles. Avec un peu de bol on pouvait même se frayer un chemin jusqu’au bar. Je ne dis pas que la coupette de brut était assurée, mais en tout cas, sucer un ou deux glaçons c’était du domaine du possible. Et puis, il y avait de la musique et des gens chics. Bien sûr, on ne leur arrivait pas à la hauteur du talon, il fallait juste faire attention de ne pas se faire écraser sur la piste de danse, ce n’est pas la mer à boire. Et en plus ça sentait si bon. Tous ces parfums, ces habits propres et brillants comme des reflets sur les vagues, ces bonnes odeurs de nourriture qui coutent très chères.
Maintenant loin du bal. On n’existe plus. Remarquez ça ne doit pas être facile tous les jours pour eux non plus, les riches. Se soucier sans cesse des petites gens, à la longue ça devient lassant. Alors voilà on se retrouve à la rue, il fait froid et ça pue. J’imagine que c’est pour ça que certains partent de plus en plus tôt. Il faut les comprendre aussi, quand il n’y a plus de place, il n’y a plus de place. On ne va pas se serrer comme des sardines, après tout on n’est pas des poissons.
C’est là que notre écrivain du dimanche entreprit d’écrire avec détermination et presque un peu de frénésie, assis dans son bus 17 qui longeait désormais le quai des Saules avant de tourner à droite sur la très belle place Ancienne, qui n’était pas si ancienne que ça. Rédiger cette fameuse lettre qui manquait à l’appel, celle qui donnait à toute cette affaire une ambiance de faux départ et pour tout dire un léger gout de « reviens-y ». Joseph Poisson prit le temps nécessaire pour réinventer de toutes pièces une vie à ce mort. Une explication plausible à ce décollage anticipé. Il se dit ensuite qu’il n’aurait plus qu’à la poser sur la table basse du salon, comme ça les choses rentreraient enfin dans l’ordre. Affaire classée, comme on dit dans les grands bureaux aux parquets qui grincent.
Bon, il y a quand même cette notion un peu floue de scène du crime. Ce n’est peut-être pas bien catholique de venir l’altérer avec un élément extérieur cousu main, imaginé d’un bloc et sorti du cerveau d’un journaliste en mal d’émotion, non ? Sans parler des risques et des conséquences que cette lettre pourrait avoir sur la suite de l’enquête. À tous les coups les assureurs viendront examiner, observer, interroger et passer au peigne fin tous les éléments susceptibles de leur éviter de raquer pour un mort supplémentaire. Il n’y a pas que l’argent dans la vie, doivent-ils se dire ? Après tout le pognon et le trépas ça ne fait pas forcément bon ménage. Regardez les héritages et les familles qui se déchirent autour. C’est à vous dégouter de mourir ou de gagner de l’argent, c’est selon, c’est vous qui voyez !
Que va faire Joseph Poisson ? Poser cette lettre d’adieu dans l’appartement du suicidé ? La jeter dans la première poubelle rencontrée sur son chemin ?
Chapitre 6 – Le red' chef
– Qu’est-ce que c’est que cette merde ?
Peter F. Kitten fait irruption dans le bureau de Joseph Poisson. Il brandit dans sa main droite, à hauteur des yeux, un papier chiffonné qu’il prenait à témoin de sa colère. Il répéta plusieurs fois Qu’est-ce que c’est que cette merde, cette grosse merde ? Le rédacteur en chef du Spectral, un quotidien généraliste, né en 1890, tourné sur l’actualité internationale et locale avec un tirage de plus de 150’000 exemplaires par jour, était très en colère.
Les rédacteurs en chef, c’est bien connu, sont toujours en pétard, c’est une particularité du poste. Probablement un trait de caractère obligatoire lors des entretiens d’embauche, sait-on jamais ? Il n’est d’ailleurs pas exclu que la mauvaise humeur fasse partie intégrante du cahier des charges signé par l’employé et contresigné par l’employeur. Un rédacteur en chef de bonne humeur, c’est comme un Coca sans bulle, c’est imbuvable et il reste souvent ignoré dans le frigo jusqu’à ce qu’on en achète un autre plus pétillant.
Seulement Peter F. Kitten, n’était pas qu’imbuvable ; si seulement, c’était également un sinistre con. Doublé d’un véritable trou du cul. Un énorme trou du cul, du genre à laisser passer un TGV à deux étages, lancé à pleine vitesse, avec l’assurance de ne pas toucher les bords. Il était méprisant et méprisable. Ses avis étaient tranchés et les mots « écoute » et « respect » absents de son vocabulaire. Il débuta sa carrière il y a un peu plus de trente ans, tout d’abord comme relecteur avant de gravir un à un les échelons de la profession. Sans véritable talent, il avait su cirer les bonnes pompes aux bons moments. Enfin, sans talent c’est peut-être un peu vite dit, reconnaissons-lui tout de même celui de la médiocrité, une médiocrité poussée à l’extrême, ce qui dans son cas, confine presque à de l’art. Car, à n’en pas douter, l’insuffisance est assurément un atout majeur pour ceux qui souhaitent se faire une place au soleil avec comme seul argument celui de ne faire de l’ombre à personne. Petit à petit, d’autres médiocres, hiérarchiquement supérieur, ont su déceler en lui un potentiel de non-nuisance et l’assurance de promouvoir à un poste élevé un con qui ne mordait pas. C’est ainsi que notre rédacteur en chef s’est hissé peu à peu au sommet de son échelle sociale. Il n’est certainement pas le seul. Je parie que beaucoup d’entre nous connaissent ce genre de personnage, rencontré dans une vie professionnelle mouvementée. C’est pourquoi je vous en ferai ici l’économie d’une description physique. Inutile de raconter la connerie à celui qui la rencontre au quotidien. Tout au plus, ceci ne servirait qu’à remplir quelques lignes et perdre du temps. Gardons simplement à l’esprit que Kitten, le rédacteur en chef était un trou du cul. Et ainsi va la vie, ainsi va le monde.
– Juste un papier de merde dont je ne voudrais pas, même pour me torcher le cul, Joseph. Tu devais faire un compte rendu sur un fait divers et au lieu de ça tu me ponds cette chierie. Sérieusement, si le métier de journaliste est trop compliqué pour toi, tu n’as qu’à te spécialiser dans le grattage de nez. Tu passeras toute la journée les doigts enfoncés dans tes narines. À tous les coups tu produiras quelque chose de plus intéressant que ce torchon. Dans la vie il faut savoir ce que l’on se veut.
Joseph Poisson laissait passer la tempête comme il savait si bien le faire depuis toutes ces années. Il rentrait sa tête dans les épaules, en position défense. Il regardait son chef lui crier dessus et l’humilier en se disant que ce n’était juste qu’un mauvais moment à passer. D’autres vivaient des moments plus pénibles encore. Et puis il fallait penser aussi à tous ceux qui n’avaient pas de travail.
– Tu m’écoutes sombre petit con ? Je ne vais pas gâcher mes précieuses minutes à parler pour les murs. J’ai beaucoup d’autres choses plus importantes à traiter qu’à faire la leçon à un demeuré mental de ton acabit. Non mais franchement, venir nous raconter que : et je cite ton putain de texte « Une mort injuste est venue cueillir un homme dans la fleur de l’âge » ou carrément « la fenêtre du 5ème qui surplombe la rue de l’avenir s’est ouverte sur un destin tragique. Un corps s’est écrasé mais une âme s’est envolée ». Non mais sérieusement c’est quoi ce ramassis de conneries. Alors je te remercie de reprendre cette daube et de te la carrer ou je pense et tu vas m’écrire rapidement trois lignes du style :
« Ce matin, la police a découvert à la rue de l’Avenir un cadavre. Selon les premiers éléments de l’enquête il s’agirait d’un suicide. Un homme âgé d’une quarantaine d’année s’est défénestré depuis son appartement du cinquième étage. Cela porte à quarante-cinq les nombres de personnes qui ont mis fin à leurs jours depuis le début de l’année. »
– Tu piges ? Voilà, ce que j’appelle un compte rendu d’un fait divers. 58 mots un peu plus de 300 caractères. Tout le reste c’est bon pour la poubelle. Tout ce qui déborde tu peux te le bouffer en sauce. Maintenant tu vas me faire le plaisir de foutre le camp et d’aller faire ton métier correctement. Les suicides on n’en a rien à foutre, personne n’en a rien à foutre. On en parle juste quand il y a de la place, alors tu vas commencer à péter à la hauteur de ton cul, c’est-à-dire au ras du caniveau. Et laisser les pros faire leur travail. « Capiche » ?? Alors « Raus » !
Peter F. Kitten, n’aimait rien de moins que conclure ses tirades avec des mots forts tirés de langues étrangères. Cela lui donnait une impression d’excellence et de toute-puissance culturelle. Comme si plusieurs centaines d’années d’histoire venaient appuyer sa rhétorique belliqueuse. Jules César, Bismark, Ataturk, Lord Nelson et Napoléon participaient à son savoir et cautionnaient son besoin irrépressible d’en découdre coute que coute.
L’air s’était considérablement rafraichi. La mauvaise odeur insidieuse était toujours là autour de lui. Joseph Poisson marchait d’un pas rapide. On lui avait signalé un autre fait divers, à quelques kilomètres de sa rédaction. Lui qui n’aimait pas marcher et qui appréciait particulièrement de resquiller dans les transports publics couvrit la distance à pied. Il se dit qu’un peu de vent dans la gueule ne pourrait pas lui faire de mal, bien au contraire. Décidément, quel con ce patron. Pas étonnant que l’on se soit retrouvé dans une crise d’une telle ampleur avec des responsables de ce genre-là. Au fond, vu comme ça les choses ne paraissent pas si compliquées. Il suffirait de se débarrasser de toute cette classe de dirigeants incompétents et le tour serait joué. Joseph n’était pas du genre à chercher des coupables à tout prix. Mais peut-être qu’un bon nettoyage par le vide permettrait une meilleure circulation des idées et qu’un vent de renouveau pourrait enfin s’installer. N’excluant pas complètement de faire un jour la peau à son patron, Joseph se dit que cela ne serait pas pour tout de suite. Il lui faudrait d’abord trouver une arme, et Dieu sait combien c’est compliqué. On n’est pas en Amérique après tout, regrettait-il. Et puis, pour tuer quelqu’un, même comme Peter-Franz Kitten il fallait une bonne dose de courage. Une qualité qui lui faisait grandement défaut.
Joseph était un couard, un trouillard de la pire espèce. Tout petit déjà il regardait les feux d’artifice du premier avec beaucoup de cotons dans les oreilles. Quand pour la première fois, lors d’une boum organisée par son école, une fille s’approcha de lui pour lui proposer de danser, Joseph piqua un fard rouge vif, transformant sa petite tête d’enfant en belle et grosse tomate du sud de l’Espagne. Il décampa comme s’il avait le diable aux trousses. Il courut pendant plusieurs heures et se retrouva à l’extrême-sud de son comté, à une quinzaine de kilomètres de son lieu de départ. Essoufflé, mais rassuré par la distance qu’il avait su mettre entre lui et le danger qui s’était présenté sans crier gare. Oui, Joseph était un froussard et il le restera toujours.
Bref pas besoin de s’éterniser sur le passé du pauvre Joseph. Son avenir est déjà bien assez sombre sans qu’on ait besoin d’y jeter dessus une lumière crue venue de son enfance. Son chemin est tracé. Il se rend vers ce nouveau fait divers, dont il fera un compte rendu, sans relief ni intérêt, bien conforme aux attentes insipides de son rédacteur en chef. Au fond, peut-être bien que la misère humaine ne mérite pas plus de 300 caractères aux yeux de l’intérêt public. Cinquante-huit mots sont probablement suffisants pour résumer la tragédie des hommes. Le monde s’écroule autour de lui, tout benêt qu’il soit, Joseph en a bien conscience.
On parle, on parle et on en oublierait presque le cours de la vie qui lui n’attend pas et ne s’arrête surtout pas à ce genre de considérations métaphoriques. Joseph se sait suivi. Il a remarqué cette ombre cachée qui lui filait le train sans grande discrétion. Notre petit poisson ne comptait pas se laisser ferrer aussi facilement, il n’est pas du genre à mordre au premier hameçon qu’on lui met sous le nez.
Chapitre 7 – Branson Pinchot
Ça n’est pas et ça ne sera jamais agréable de saigner du nez. Encore moins quand celui-ci coule à gros bouillons suite à un direct du droit bien dosé. Joseph peut le confirmer. D’ailleurs il donnerait bien quelque chose sans trop discuter pour se retrouver dans une autre situation. Mais il n’a rien à donner, même pour faire semblant, pas d’argent de dinette, ni du monopoly.
Pour bien comprendre comment notre petit localier s’est retrouvé là, il nous faut faire un retour dans le temps de quelques heures. Je trouve que ça donne un peu de pep à cette histoire, qui commençait à en manquer sérieusement. On appelle ça un « flashback ». Après tout, ça marche très bien au cinéma. Il n’y a pas de raison que je me prive des recettes qui portent leurs fruits ailleurs. Ne pensez pas que je vais rester là, les bras croisés à les regarder avec leurs casquettes de baseball, faire des allers et retours comme si on n’était que des petites particules négligeables baladées dans les vents d’une histoire qui nous dépasse. Vous savez je ne suis pas du genre à faire bouffer du linéaire en barre comme un prof de math en fin de cycle, juste parce que tous les autres le font.
Joseph s’était élancé à toutes jambes à la suite de son suiveur inconnu. Pas taillé pour la course, en tout cas pas plus qu’une brosse à dents électrique, notre bon journaliste n’eut néanmoins pas de peine à le rattraper et le saisir par son collet qu’il avait assez serré et bien cravaté. « Qui êtes-vous, que me voulez-vous ? » dit-il sans grande originalité.
Son bras menaçant pointait légèrement au-dessus de sa tête en direction de l’homme qu’il avait interpellé.
– Monsieur Poisson ? Lui répondit l’inconnu sans se démonter.
– Oui ? Enfin, non, pas complètement. Je m’appelle Joseph Poisson pour être précis. Si vous dites juste Poisson, ce n’est pas complet. Mais ça n’est pas très grave, vous savez. Je chipote un peu. On dit bien juste Coca au lieu de Coca-Cola et tout le monde comprend. Il ne faut pas se formaliser après tout, même si de nos jours il y a de plus en plus de végans, qui n’ont pas forcément cette approche des choses.
Le personnage qui lui faisait face était plutôt de petite taille. Du genre maniéré et un brin discret, peut-être un Sicilien. Il inclinait légèrement la tête, dans la veine de ceux qui écoutent attentivement sans pourtant ignorer dans quel sens vont tourner les situations auxquelles ils sont confrontés. Il avait l’apparence fatiguée de ces gens qui peinent à complètement assimiler le court de leur journée et qui voyait venir le coucher du soleil avec un arrière-gout amer. Un air presque triste. Oui !
– Monsieur Joseph Poisson, excusez-moi. Permettez-moi de me présenter, je m’appelle Branson Pinchot. Je suis navré de cette rencontre si impromptue et encore plus si je vous ai effrayé en vous suivant. Ce n’est pas traditionnellement le genre de la maison de procéder ainsi, mais ma foi, « à la guerre comme à la guerre » comme on dit dans les tranchées pour remonter le moral de ceux qui ne sont pas encore mort. Pour tout vous dire je voulais vous proposer de prendre un café. Mais ne sachant pas si vous préfériez le thé, je dois reconnaître avoir eu un moment d’hésitation. Bref, n’en parlons plus.
Redressant la tête subitement, Branson huma l’air.
– Vous sentez cette odeur ? C’est étrange. Mais d’où cela peut-il bien venir ? On dirait une odeur de…
– Oui je sais, c’est moi, répliqua calmement Joseph. Je sens mauvais depuis quelques jours, désolé. Honnêtement, c’est assez gênant. Mais c’est une odeur qui me suit et je n’arrive pas à m’en débarrasser. J’ai même changé de savon plusieurs fois, mais rien n’y fait.
– Ce n’est pas grave je ne suis pas allergique aux odeurs, ne vous inquiétez pas. Je disais donc, reprit Branson avec enthousiasme, simplement vous offrir un café parce que … Enfin, simplement, se ravisa-t-il, disons que rien n’est jamais simple dans la vie et je ne souhaite pas réduire cet échange à quelque chose que l’on pourrait qualifier d’infantilisant. Je désire parler en votre compagnie d’un petit sujet qui me turlupine. Ceci dit, vous n’avez aucune obligation d’accepter. D’ailleurs si vous souhaitez refuser, je le comprendrais tout à fait. Moi-même je pense que je serais assez surpris si quelqu’un m’abordait de cette manière-là, sans crier gare. À ce stade, permettez-moi aussi d’ajouter que cette rencontre n’a aucun caractère sexuel ni dessein pornographique.
Branson qui souhaitait éloigner cette conversation des regards curieux, entraina le journaliste, bras dessus, bras dessous, vers un endroit plus calme.
– Poisson, pardon Joseph Poisson, confia-t-il sur le ton de la confidence. Je souhaitais vous parler en ma qualité de président de l’ASF…
– L’Association Suisse de Football ?
– Non, absolument pas. Il n’est pas du tout question ici de football, rassurez-vous. Je suis président de l’amicale des suicidaires fédérés. Mais je dois reconnaitre que nous avons quelques footballeurs parmi nos membres, et pas des moindres si vous voulez mon avis.
– Vous dites que les suicidaires sont regroupés en association, c’est bien ça ?
– Oh oui, vous savez on n’est jamais aussi fort que quand on est uni. Après tout l’union fait la force comme l’affirment les Belges. D’ailleurs pour tout vous dire, vous n’imaginez pas le nombre d’associations qui existent de par chez nous. Tenez, par exemple il y a : l’association de lutte contre les marmottes, l’association des égoïstes Européens, l’association des sécheurs de poils, la fédération nationale des donneurs de crottes de nez, l’association des cocus contents, l’amicale des porteurs de slips réversibles, l’association de ceux qui veulent être seuls, le club des rêveurs, l’association des nostalgiques de la savonnette, le club des diseurs de gros mots qui a récemment fusionné avec les collectionneurs d’insultes, l’association pour la destruction et l’annihilation des rubis cubes plus connue sous l’acronyme l’APDARC, sans oublier l’association abolitionniste du gruyère dans la fondue. Bref, j’en passe et des meilleurs.
– C’est incroyable, tout bonnement incroyable.
– Oui, j’en suis parfaitement convaincu, vous avez raison. Toutefois. Ce n’est pas pour vous parler de ce sujet que je vous ai suivi, vous pensez-bien. Je voulais simplement vous poser une question, une toute petite question sans grande conséquence pour vous, je vous rassure. Vous pouvez parler en toute liberté, sans la moindre contrainte.
– Oui, bon allez-y, je vous écoute.
– Bien, je me lance Monsieur Poisson, je…
– Non, je vous en prie, vous pouvez m’appeler Joseph, pas de besoin de mettre plus de formalités que nécessaires entre nous. Nous ne sommes pas au 19ème siècle, ni au Conseil d’Etat.
– Bien sûr, bien sûr, vous avez raison et merci de votre confiance, cela me touche. Bon, parlons peu, parlons bien. Pardonnez-moi d’utiliser cette expression que je trouve un peu fait à l’emporte-pièce, destinée aux seuls adeptes du système à la « six-quatre-deux ». Une catégorie dont votre intelligence vous place, assurément, bien au-dessus. D’ailleurs, je ne me permettrai pas de vous juger, ni votre intelligence. Que cela soit clair entre nous, chacun possède l’intelligence qui est la sienne et il ne nous appartient pas de de comparer.
– C’est vrai, vous avez bien raison, je partage votre avis. Juger ce n’est pas bien. C’est à double tranchant et parfois on se coupe les doigts.
– Absolument on se coupe les doigts ! Bon, pour en revenir à la question, je voulais savoir pourquoi vous aviez fait ça ?
– Fais quoi ?
– Eh bien, ça, ça ! Ce que vous avez manigancé aujourd’hui, vous savez bien, ne faites pas semblant, allons !
– Non, je ne me vois pas, je ne comprends pas.
– Décidément, vous êtes un coriace, il faut vous tirer les vers du nez. Je sens que la partie n’est pas gagnée d’avance. Laissez-moi vous donner plus de détails puisque vous insistez. Ce matin, en vous rendant sur votre lieu de travail vous avez posé une lettre au domicile d’un des membres de mon association. Ma question est donc de savoir pourquoi, deux points, ouvrez les guillemets, vous avez fait ça ? Voilà on ne peut pas être plus clair ni plus direct.
Joseph ne répondit rien. Son regard se perdait dans le ras du sol. Avait-il fait une connerie ? Il grattait l’herbe du bout du pied à la recherche d’une réponse à déterrer.
Vous comprenez…je ne voulais pas… je suis désolé si…
– Non, non, non surtout ne vous excusez pas Joseph. Ce n’est pas le but de notre rencontre aujourd’hui. Je ne vous en veux pas du tout, bien au contraire. C’est un malentendu, ne croyez surtout pas que je sois fâché ou je ne sais quoi d’autre, par votre agissement. Je trouve que ce que vous avez fait est tout bonnement formidable. Écoutez-moi pour tout vous dire, je vous ai aperçu hier à la rue de l’Avenir
– ….
– C’est pourquoi je vous ai suivi. J’ai décelé quelque chose de différent dans votre regard et votre apparence. Cela m’a intrigué alors j’ai décidé de vous suivre. Pour comprendre, vous comprenez ? Vous me pardonnerez, je l’espère. Apprenez, qu’en tant que président de notre association je me rends souvent sur les lieux, histoire de voir si tout se passe bien.
De ses deux index, Branson mima dans le vide deux parenthèses comme pour bien signifier que le terme bien devait être pris avec des pincettes.
– Vous ne vous rendez pas compte des difficultés qu’éprouvent les gens qui mettent fin à leur vie. Surtout de nos jours où tout est devenu beaucoup plus contraignant.
Joseph ne disait mot, son regard ne quittait plus ses pieds. C’est souvent intéressant à regarder les pieds, je le sais aussi. Mais au bout d’un moment cela devient difficile de faire croire aux autres qu’on n’essaye pas de fuir une conversation. Compliqué d’être discret avec ses extrémités. Ce n’est pas pour rien qu’on dit mettre les pieds dans le plat, non ?
– Vous savez quoi, reprit Branson, en coupant cours au silence. N’en dites pas plus. Venez nous trouver demain soir pour participer à notre association. Nous avons notre grand rendez-vous annuel et nous aurons l’occasion d’entendre vos motivations. Je vous en supplie, n’ayez pas peur, soyez des nôtres.
Branson Pinchot lui glissa une carte de visite, dans la poche de la veste. Puis se retournant.
– Une dernière chose, j’espère que vous n’allez pas mal le prendre. Je sais que parfois les gens ont tendance à être susceptibles. Je vais devoir vous casser la gueule. Rien de personnel, rassurez-vous. Mais je ne peux pas prendre le risque de laisser croire que notre rencontre fut courtoise et volontaire. Nous avons une certaine éthique et des règles à respecter. Donc, fermez bien les yeux pendant que je vous retouche légèrement le portait, ça risque de piquer un peu. Comme ça ni vu, ni connu, on pourra se séparer sans éveiller les soupçons.
Eh bien voilà un flash-back plutôt réussi. Je ne sais pas ce que vous en pensez mais moi je trouve que l’artéfact a de la gueule. Vous voyez bien quand on fait un effort ça finit toujours par payer. Alors tout ceux qui se plaignent et ne font jamais rien ferait bien de s’en inspirer. Il ne faut pas croire, les choses ne nous tombent toutes cuites dans la bouche. C’est fini cette époque. C’est devenu beaucoup plus compliqué messieurs dames. Surtout maintenant ou il ne reste plus que les miettes. On a intérêt à avoir une bonne vue et des bons réflexes. Sinon je ne donne pas cher de votre peau. Chacun fait comme il veut, comme il peut. Après tout, je ne suis pas un remorqueur qui ramène les paquebots à bon port. J’espère que vous n’êtes pas en attente d’un guide ou d’un gourou ? Parce qu’autant vous le dire tout de suite : ici, c’est chacun sa merde.
Bon, maintenant que tous les points sont sur les « i ». Joseph se demande s’il devrait :
Chapitre 8 - Le Baron Rouge
Rien de telle qu’une bonne cigarette. On aura beau dire, on n’a rien inventé de mieux depuis le nucléaire pour se sentir bien. Une petite clope ça donne envie de s’asseoir bien tranquillement, les jambes croisées, la tête légèrement en arrière pour mieux dégager les bronches et permettre ainsi d’exhaler de manière plus fluide l’épaisse fumée qui nous chatouille les poumons. Et je ne parle pas de la recette magique qui la compose : goudron, monoxyde de carbone, nicotine, gaz irritants, radicaux libres, azote, nitrosamines, polonium 210, benzopyrène, benzanthracène, cadmium, cyanure, nickel, zinc, formaldéhyde, oxyde d’azote, ammoniac, acétone, acroléine, benzène, hydrazyne, Franchement, il fallait y penser. Dire qu’on se casse la tête à faire des crêpes avec des œufs, de la farine et du lait. Quel manque d’imagination, quelle petitesse d’esprit. Il y a tellement mieux à faire, croyez-moi. Même avec un nez cassé dégoulinant, le plaisir de fumer de Joseph est intact.
– Ça a le goût des fraises de Tchernobyl.
Confortablement adossé à un arbre natif, notre Poisson fait le point sur sa vie, entre deux volutes bleutées. Il se dit, l’esprit apaisé, que décidément il lui arrive bien des choses étranges. Joseph se demande quand même si tout ceci à un sens. Après tout, il n’est qu’un écrivain. Alors, d’aucuns ne seront pas d’accord avec cette appellation, mais Joseph à tendance à les ignorer, et c’est son droit le plus strict. Après tout Joseph n’est pas plus bête que la moyenne. Encore faudrait-il qu’il existe des statistiques sur le sujet. Mais malheureusement ce genre de données sont toujours très lacunaires et peu de gens sont prêts à fournir les leurs, en tout cas moins que celles des autres.
Joseph se dit qu’il aime écrire, Qu’il ait du talent ou pas, n’a au fond pas beaucoup d’importance à ses yeux. Il ne comprend pas cette poisse qui lui colle à la peau comme un mauvais karma de Varanasi.
– A l’heure qu’il est j’aurais déjà dû obtenir le Goncourt, au moins une fois. Ou à tout le moins le prix Femina. En plus ça ne me dérange pas de me raser les jambes. Je ne suis pas ceux qui font la fine bouche.
C’est presque à son insu et de manière sournoise, que le sommeil attrape Joseph Poisson et l’immobilise par une prise dont il a le secret. Beau joueur, notre écrivain se rend sans résistance. Quand il se fait tard, inutile de résister contre le syndrome de Stockholm.
Dans son sommeil Joseph rêve que son corps nu est recouvert d’une myriade de petites lettres italiques que venaient lui poser à même la peau une équipe de handballeurs nains Cambodgiens. Il peine à déchiffrer les caractères car ils sont différents de l’alphabet latin, certaines lettres sont tordues et d’autres portent un drôle de chapeau. Mais, de prime abord les petits sportifs semblent rédiger, article après article, une sorte de contrat juridique de création de société anonyme. Joseph se débarrasse des mini notaires et signant à leur demande, sous son nombril. Il décide de monter au sommet de son arbre pour calculer les différents angles que peut prendre la lune en phase de croissance, à cette période de l’année. Arrivé au sommet du feuillu. Il écrase, par mégarde, une crotte de chien. C’est à ce moment qu’un avion se porte sa hauteur et lui demande s’il a besoin d’aide. Joseph reconnaît distinctement Peter F. Kitten, son rédacteur en chef, déguisé en Baron Rouge, mais il ne comprend pas bien ce qu’il dit.
– Pouvez-vous diminuer les gaz, je ne saisis pas ce que vous me racontez. Votre moteur fait de trop de bruit.
Son colérique patron baisse le régime moteur quand Joseph lui explique calmement qu’il ne devrait pas voler aussi bas, à cause des arbres et des crottes de chiens.
– C’est dangereux !
Le red’ chef/chevalier du ciel lui fait un signe d’ailes et s’éloigne. Puis il revient en piquée. Joseph à la conviction qu’il va se faire couper en steak tartare avec l’hélice du biplan, mais le baron l’évite à la dernière seconde et au lieu de le hacher menu, il le recouvre de kérosène. Là, se dit Joseph, je ne vais pas tarder à m’enflammer comme une torche, il décide d’écraser prestement sa cigarette sur une feuille innocente. Mais il comprend soudain que l’avion vient en fait de lui uriner dessus.
– Ce liquide est trop chaud pour être du kérosène. En plus il s’en dégage une odeur assez agréable, rien à voir avec de l’urine d’hélicoptère. Les avions ont aussi leurs besoins vitaux.
Même dans le sommeil le plus profond, l’instinct de compréhension de Joseph reste très affuté. L’avion s’en va après un joli « looping », comme au cinéma. Joseph salue son patron de la main. Ce n’est qu’un au revoir après tout.
C’est à cet instant précis qu’une terrible douleur le saisit au niveau du nez. Branson Pinchot, qui était jusque-là caché dans un kiwi fait irruption devant lui et lui enfonce, sans crier gare, une banane entre les deux yeux. Joseph essaie de la repousser loin de son crâne, mais la petite Cavendish du Costa Rica, s’enfonce de plus ne plus en son for intérieur, jusqu’à atteindre son ventre. Une bosse se forme au-dessous de l’abdomen. Joseph la repousse énergiquement vers l’intérieur, des deux mains, mais la protubérance se reforme un peu plus bas et la douleur revient. L’écrivain ne comprend pas ce quelque chose qui essaie de sortir de lui. Il a un peu peur pour sa peau. Un gros trou, de la taille de cette banane, serait des plus disgracieux sur son corps, surtout en été quand il se rend à la plage. Joseph redonne un coup déterminé sur la bosse en lui expliquant que : quelle que soit sa motivation:
– Il n’y a pas vraiment de débouchées par là. Cela ne sert à rien d’insister, si ce n’est pour me mutiler et cela n’est dans l’intérêt de personne, surtout pas le mien.
Joseph toujours prêt à aider, suggère à la banane de se frayer un chemin en contournant le pancréas, de poursuivre ensuite à travers l’intestin grêle avant de redescendre sur le caecum et l’appendice pour continuer tout droit par le colon, jusqu’à la sortie. Ainsi ce sera plus simple pour elle de se retrouver à l’air libre en occasionnant un minimum de dégâts. Joseph entend une voix au fond de lui qui crie :
– Quoi ? Passer par le trou du cul ? Plutôt crever !
Joseph essaie de la raisonner en lui expliquant avec des mots doux, que ce n’est pas si grave après tout, mais que si elle veut sortir, c’est malheureusement le seul moyen pour y parvenir. Une longue conversation, ou plutôt négociation, s’installe entre les deux. Elle ne lâche rien, lui non plus. Joseph est tenace. C’est à ce moment-là que le père Noel apparaît sur l’arbre et fait signe de son index à Joseph que non. D’un mouvement de gauche à droite. Puis la main se développe élégamment avec ses 5 doigts, elle le salue d’un geste lent, avant de lui décocher une énorme baffe sur le visage.
Joseph se réveille en sursaut, la joue endolorie et le nez toujours abimé. Un homme se tient à côté de lui, assis contre l’arbre, mâchonnant un brin d’herbe. Habillé de rouge et arborant une grosse barbe blanche.
– Vous ne seriez pas un peu le père Noël par hasard ?
– Et toi tu ne serais pas un peu con ? Tu crois encore au père Noel à quarante-huit ans ? Il faut faire gaffe, on va te la faire à l’envers un de ces quatre. Il ne faudra pas venir se plaindre après. Bref, en un mot commençant je suis venu t’aider. Comme tu le sais il existe des gens qui veulent te soutenir, parce que visiblement tu as de la peine à le faire tout seul.
Le barbu qui ressemblait quand même un peu au père Noel, à tel point que tout le monde aurait pu s’y méprendre, lui tendit un sac. Une musette en toile de jute, d’assez mauvaise qualité et plutôt lourd.
– Voilà pour toi, conclut-il, et tâche d’en faire bon usage. Et maintenant bouge tes fesses et va voir ton agent littéraire. On n’a pas idée de rester assis à rêvasser comme un Aye Aye au soleil de Madagascar.
Capitre 9 – L’imprésario
Je vous passe les détails, mais d’une manière ou d’une autre, Joseph Poisson se retrouve au bout de quelques heures dans le bureau de son agent littéraire. Non pas que je n’aime pas les détails, mais puisqu’on pourrait y trouver le diable, je préfère rester à une échelle de narration au-dessus de ces considérations religieuses et ennuyantes. Croyez-moi cela vaut mieux pour nous tous.
L’espace est bien meublé et invite au calme. L’écrivain balade son attention autour de lui. Des beaux meubles d’époque indéterminée mais certainement récente, donnent à l’espace un air de sérénité. Les couleurs sont agréables et inspirent le calme. Joseph est assis devant un vaste bureau qui domine la pièce, probablement un BESTÅ BURS à moins que cela soit un ARKELSTORP, en tous les cas il s’agit d’une production Ikea de la meilleure des qualités. On dénote tout de suite l’homme de goût qui se cache derrière l’agent littéraire.
Contre-plaqués raffinés, faux bois laqués, apparence robuste et facile à monter. Les fauteuils aussi sont accueillants, suffisamment pour réceptionner le derrière arrondi du pseudo écrivain. Une belle lumière caresse la pièce, la poussière vole avec beaucoup de légèreté et de liberté, décidément dans cette atmosphère on sent le Scandinave jusque dans les derniers détails, rien n’est laissé au hasard, c’est la preuve d’une grande maturité. Mais le plus étonnant, ce sont, sur les murs, ces milliers de post-it qui s’élèvent jusqu’au plafond. Jaunes, verts et roses, chacun annoté et colorié. C’est une cascade de pense-bête qui tombe du ciel ou qui s’élève au firmament, selon le point de vue que l’on y prête. Joseph lit les mystérieux messages pour passer le temps et découvrir leur raison d’être : « rappeler Michel », « ne pas perdre la voix du nord » « mais que fait Pivot ? » et bien d’autres encore. Il imagine les messages qui se cachent derrière ces petits bouts de papiers autocollants.
L’imprésario ne reçoit que sur rendez-vous. Joseph sait qu’il a de la chance d’avoir cette entrevue. Un agent, même très incompétent ça ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Pour être honnête on ne trouve pas grand-chose sous les sabots des chevaux, mais je me contente de prendre les expressions telles qu’elles viennent. Cela fait plus de deux heures qu’il l’attend, mais c’est bien connu un impresario est toujours en retard. C’est pourquoi il ne se formalise pas plus que ça. Joseph pour se donner une contenance continue de découvrir les informations colorées qui recouvrent les murs. Mais il sait pertinemment qu’il est dans la situation d’un condamné à mort qui tire sur sa dernière cigarette en attendant un hypothétique coup de téléphone de grâce du gouverneur de l’Etat.
– Pourvu que ça sonne, bon Dieu, pourvu que ça sonne.
Son espoir était résolument élevé. Il faut dire que l’homme qui le fait poireauter est l’un des plus grands. Il est ce que l’on a coutume d’appeler une sommité. C’est en tout cas comme ça que la sommité en question se décrit sur son site internet et lors des conversations mondaines. Quand les choses sont entendues et partagées par la majorité, il y a une forte probabilité qu’elles s’avèrent vraies. Question de bon sens après tout. Monsieur Jean-Bernard Liecht a fait de la promotion des auteurs et jeunes écrivains son sacerdoce. Il y consacre ses jours et ses nuits, car rien n’a plus d’importance à ses yeux, à part peut-être son propre aura.
Joseph entendait bien lui présenter de manière détaillée et factuelle les différents problèmes qui occupent son esprit.
– J’ai besoin d’aide ou à tout le moins d’un petit coup de pouce. J’ai l’impression qu’une certaine dose d’accumulation m’empêche de penser clairement et de manière rationnelle.
Une porte s’ouvre brutalement. Un homme en gilet marron se dessine dans l’encadrement. L’impresario s’approche de Joseph avec empressement, précédé par une main droite tendue qui cherche la sienne.
– Mon bon Joseph. Quel plaisir de vous revoir. Comment allez-vous ?
– Bonjour Jean-Bernard, merci de me recevoir. Je sais que votre temps est compté et je souhaiterais savoir…
– Savoir si j’arrive à vous décrocher un contrat d’édition, c’est bien ça ? La promesse d’une parution dans une grande enseigne de la littérature, en quelque sorte
– Oui absolument, parce que…
– Parce que vous rêvez de voir votre nom sur une couverture de livre relié ou en format de poche. Parce que vous voulez votre photo en deuxième de couverture. Parce que vous vous languissez de participer aux émissions littéraires du service public qui finissent tard le soir et où l’alcool coule à flots. Et pourquoi pas aussi pour vous taper deux ou trois petites étudiantes, séduites par vos textes, dans une arrière-salle des librairies où vous dédicacerez votre bouquin. Ai-je bien résumé ?
– Ben, c’est-à-dire que vu comme ça…
– Bon, excusez-moi de vous interrompre, mais on ne va pas tourner autour du pot plus longtemps. Vos textes sont nuls ! Nuls à chier, pour une plus grande précision anatomique. Sans saveur, les phrases ne sont que des longs suppositoires qui se suivent et qui ne font qu’accentuer la sensation de mal de tête. Rien n’est bon, mon brave Joseph, dans votre texte. Même les virgules sont mal placées.
– Mais l’homme masqué…
– Chuuuuuut…L’homme masqué pas moins que les autres textes ne méritent d’être mentionnés dans ce bureau, temple de la littérature contemporaine. D’ailleurs pour être tout à fait complet laissez-moi vous dire que votre seule présence, mon bon Joseph, est un affront à l’art que vous croyez représenter. Autant demander à un dromadaire d’incarner le cygne noir dans l’œuvre de Tchaikovsky. C’est pour vous donner un ordre d’idées et nullement un jugement de valeur. Sur ce même fauteuil que vous occupez illégalement, d’autres auteurs de renom m’ont honoré de leur présence. Alors cessons cette comédie…
Joseph comme asphyxié par la tirade de l’imprésario sentait sa gorge s’assécher. Non pas qu’il ne partageait pas toutes les considérations de la sommité, mais la pilule était un peu dure à avaler tout de même. M. Liecht n’en avait pourtant pas fini de son réquisitoire aussi détaillé et implacable qu’un acte d’accusation pour subversion de la cour suprême des droits de l’homme de Corée du nord.
– Comprenez bien mon petit Poisson qu’on ne s’improvise pas écrivain comme cela. Je veux dire, je conçois tout à fait que la tentation soit grande de venir piétiner les plates-bandes de la littérature française. M’enfin la première des décences, comme le rappelle le dicton populaire, il ne faut pas mélanger les serviettes et les torchons, n’est-ce pas ? Laissez-moi être plus précis, afin que les choses soient tout à fait claires entre nous…
Le gosier du pauvre Poisson était désormais totalement asséché. Il se dit qu’il trouverait bien dans le sac offert par le mystérieux barbu dans le chapitre précédent, une petite boîte de bonbons à la menthe fraiches, pour l’aider à déglutir. Vous voyez bien que tout est interconnecté. Tout est lié, ficelé et mélangé comme des couleurs dans une pâte à modeler d’école enfantine. Je n’invente rien !
– Laissez-moi vous dire qu’écrire n’est pas un projet de vacances que l’on décide, sur un coup de tête un jour de pluie, poursuivit Jean-Bernard Liecht. Ecrire c’est une lutte intense entre les démons qui habitent notre corps. C’est la volonté d’en découdre à s’en mutiler l’âme. Ecrire, ce sont des heures et des heures d’attente, d’angoisse et de tremblements. Un doute permanent qui forge et anéantit en un clin d’œil le souffle humain comme aucune guerre ne le fera jamais. Alors vous, mon bon Poisson, vous qui arrivez avec vos petits textes enfarinés, comme un puceau dans un bordel de Manille, comment ne pas perdre son clame. Vos écrits qui se limitent à trois ou quatre pages par semaine alors que les plus sombres et insignifiants des écrivains accouchent de centaines de pages dans la douleur avant de tout jeter au feu dans un long râle de souffrance.
Joseph avait beau farfouiller son sac, il ne trouvait pas ces satanées pastilles mentholées. Il fallait pourtant qu’il se rafraichisse la gorge au plus vite. Peut-être n’y en avait-il tout simplement pas, mais ce serait très étonnant. Quel genre de sac ne contient pas un paquet de bonbons ? Il chercha plus attentivement en enfonçant son bras plus profondément dans les méandres du sac, posé sur ces genoux. Jean-Bernard Liecht ne prêtait pas attention à la quête de son vis-à-vis et poursuivait sa tirade micidiale.
– Comment croire, sans manquer sincèrement de respect au monde de l’écriture, que vos textes puissent voir le jour sur un quelconque support papier et encore moins comment leurs petits caractères chétifs atteindront jamais d’autres rétines que les vôtres. Je crois sincèrement que vous rendrez un fier service à la nature en vous débarrassant de vos ambitions ridicules. La forêt d’Amazonie et toutes les autres vous en sauront gré, et moi aussi.
N’y tenant plus Joseph Poisson versa le contenu de sa petite besace sur le bureau. Entre autres objets un téléphone portable, un briquet, un peigne, un carnet d’adresses, une lettre cachetée adressée à son nom et pistolet Magnum, Desert eagle chromé, calibre 44 tombèrent dans un bruit sourd sur le faux bois du bureau. Enfin, il mit la main sur une boîte de Mentos américians, sans sucre. Au contact de sa langue, la jolie pastille blanche lui procura un effet apaisant immédiat. Il poussa un « rhââââââ » de soulagement.
– Bien, bien, je comprends vos arguments M. Poisson. Vu sous cet angle, effectivement, je dois reconnaitre que vous faites preuve d’une certaine capacité de persuasion.
L’imprésario visiblement mal à l’aise en présence des armes à feu, se ravisa brutalement.
– Bon, très bien. Je ne suis pas du genre à céder aux menaces, mais je vous propose d’envisager néanmoins une édition de votre œuvre en format papier. Je vous ferai parvenir sous quinzaine, un contrat d’édition. Mais de grâce reprenez vos arguments balistiques et quittez mon bureau fissa.
Joseph qui n’en demandait pas tant et encore tout surpris par cette soudaine volte-face de l’impresario, ramassa ses affaires en se disant que décidément il avait bien fait de venir. Il pensa qu’il pourrait bien fêter ça en buvant un verre à sa propre santé et à ses grands débuts dans le petit monde de la littérature. À moins qu’il n’aille tout simplement faire un somme, car mine de rien, il commence sérieusement à piquer du nez.
Chapitre 10 – L'érection
– Mais qu’est-ce que je peux bien foutre là ?
Joseph Poisson se tient devant une importante foule. Les mains posées sur un pupitre fait de vieux cartons de bouteilles d’alcools pétillants. Il cherche par quel bout commencer. C’est souvent le début qui pose un problème, paraît-il. Après les choses roulent d’elles-mêmes, soit vers le succès, soit pour se ramasser un mur en pleine poire. Des centaines de têtes et deux fois plus d’yeux le scrutent impatiemment. L’attente est grande et la tension palpable.
Une autre chose est également palpable : le sexe de Joseph. Une érection monumentale l’accompagne depuis sa montée sur scène. Ma foi, ce sont des choses qui arrivent. Comme on le sait désormais notre écrivain est un trouillard de la pire espèce. Sans vouloir faire de cours de biologie au rabais, il faut tout de même comprendre que le stress a pour conséquence principale de faire accélérer les battements du cœur. Le cœur étant lui-même, ni plus ni moins, qu’une sorte de grosse pompe. L’organe ainsi stimulé augmente drastiquement la circulation du sang dans le corps. Cet afflux d’hémoglobine a pour conséquence de décupler les sens et stimuler le système immunitaire. Grâce à cet influx nouveau, l’homme est aux aguets. Prêt à faire face aux dangers et aux attaques de l’ennemi, où qu’il se trouve. Il s’agit de l’un des tours de magie dont nous a généreusement dotés la nature. Un complexe procédé biologico-chimique qui nous a permis de devenir l’espèce dominante de notre planète avec toutes les formidables conséquences que l’on connaît. Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à demander aux ours blancs, tant qu’il en reste. Une particularité qui a, plus d’une fois, permis à nos lointains ancêtres des cavernes de se sortir de situations périlleuses, alors que qu’ils se trouvaient entourés de bêtes assoiffées de sang.
– Et voilà que je bande maintenant et comme un âne en plus !
Le sang qui redouble de vigueur dans les veines, artères et autres vaisseaux sanguins du pauvre Joseph, a aussi pour conséquence de venir stimuler certaines parties du corps moins concernées par le stress, voire pas du tout. C’est le cas du sexe, le zizi, si vous préférez. Celui-ci reçoit de plein fouet cette arrivée de vigueur nouvelle et se dresse fièrement en pleine tempête, comme un phare dans la nuit.
Comme si une érection impromptue en pleine situation de danger imminent pouvait nous sauver la peau. Courir pour sa sauvegarde avec une belle érection entre les jambes n’est pas et ne sera jamais un atout majeur pour un instinct de survie développé, comme peut l’être celui de l’homme. Décidément la nature nous réserve parfois de drôles de surprises. On serait en droit de se demander si parfois elle n’aurait pas un peu tendance à se foutre de nous. Je ne suis pas voyant, mais je me demande parfois s’il n’y aurait pas là-haut, des gens qui ne manquent pas d’humour. Enfin chacun son gout de la moquerie après tout. Ce qui est sûr, c’est que Joseph n’avait pas envie de plaisanter, pas vraiment.
Fort heureusement, dissimulée derrière son pupitre improvisé, la protubérance qui déformait son pantalon n’était connue que de lui-même. Du regard Joseph lui intimait de renter dans le rang et dans les proportions raisonnables de son slip.
Comment s’est-il retrouvé là ? Au-delà de l’érection inconfortable, par quelles circonstances mystérieuses, Joseph peut-il bien finir devant cette foule d’inconnus ? Je veux dire, les lendemains de cuite ne peuvent pas tout justifier non plus. Tout d’abord pour que les choses soient totalement claires et indiscutables. La notion de faire la fête, telle que l’entend Joseph est assez loin de ce qu’il a bien pu vivre. Géographiquement parlant on pourrait même parler d’antipodes. Notre bonhomme s’était juré de boire quelques verres, voire même se bouffer une déchenillée, se torpiller le caisson, se prendre une saucée, s’en coller gros dans le fusil, se paqueter la fraise, à la limite extrême s’envoyer une découennée. Bref finir sur le toit, mais là il faut reconnaitre que même l’alcool a ses limites
– Je n’ai rien contre un petit mal au crâne de temps en temps. Ça donne la douloureuse sensation d’être un peu en vie après tout.
Arrivé devant chez lui, Joseph croise le regard de trois personnes très souriantes, au charme méditerranéen, comme un soleil de printemps sur les Cyclades. Mais le sourire était trompeur et de courte durée. À peine le temps de lui mettre un sac plastique à usages multiples sur la tête et c’est le noir complet. Quelques coups de poing bien dosés dans son ventre un peu mou, et il se sent précipité dans une camionnette dont les quatre roues crissent pour démarrer à toute vitesse. Son vol plané le fait rebondir contre les parois métalliques du van. Il suspecte le chauffeur de faire des zigzags dans le seul but de le déstabiliser. En route l’avalanche de coups de ne s’arrête pas, bien au contraire, celle-ci redouble d’intensité et s’accompagne même d’insultes à connotations discriminatoires, croit-il comprendre.
– Ispèche dé fiche de poute. Oun va cacher ta pitite gôle dé macaque. Y apré même pas ké ta mama elle va pa ty récounaitre.
Joseph sentait la colère dirigée contre lui poindre sur la pointe de l’accent ibérique. Tout ceci n’était pas pour le rassurer. Il essayait de raisonner son bourreau mais ses arguments ne semblaient pas faire le poids face aux poings. C’est à cet instant qu’une voix qui ne lui était pas inconnue mit un terme au déluge de coups qui s’abattait sur le pauvre Poisson.
– Allons, calme-toi Euzebio, un peu de tenue voyons. Cette personne est notre invité. Je dirais même que c’est notre ami. Dès lors il n’y a pas lieu de le frapper plus que de nécessaire.
Joseph ne fut pas surpris de reconnaitre, une fois la vue retrouvée, le bon visage de ce brave Branson Pinchot. Le président de l’ASF lui offrait son plus beau sourire.
– Pardonnez la méthode utilisée M. Poisson. Vous savez nous autres suicidaires, ne sommes traditionnellement pas des gens trop violents. Et je suis désolé si nous vous avons surpris au bas de votre domicile. Mais vous devez comprendre que je voulais simplement m’assurer que vous n’alliez pas oublier notre rendez-vous de ce soir.
– Mais ce n’est pas possible, vous venez de me dérouiller comme…
– Oui je suis désolé. Encore navré mais notre intention n’était pas mauvaise, vous devez me croire. Votre participation est très importante. Elle compte beaucoup pour nous. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle va changer la face du monde, mais je pense sincèrement que vous pouvez nous apporter beaucoup.
– Mais ce n’est pas une raison pour me dégrossir pareillement. En plus c’est la deuxième fois. Regardez mon nez. Il ne ressemble plus à rien.
-Bien sûr, je comprends M. Poisson que vous soyez en colère, c’est tout à fait normal d’être fâché. Je pense que tout le monde est en droit d’être fâché dans une situation similaire. Maintenant si vous me permettez de relativiser un peu, laissez-moi vous dire que l’utilité d’un nez est très surfaite. Au fond à moins de porter des lunettes, on peut dire que les pifs ne servent pas à grand-chose. Quand on y pense, on pourrait très bien respirer par la bouche, non ? Et je ne parle pas de tous ces gens que l’on croise dans leur voiture, avec les doigts enfoncés dans les narines à la recherche d’or. Non sincèrement ne donnons pas plus d’importance aux nez qu’ils n’en ont réellement. Vous savez Joseph, il faut se méfier des apparences. Il ne faut pas prendre pour argent comptant tout ce qui se dit, simplement parce que tout le monde le crie haut et fort. Il faut garder son libre arbitre. C’est comme les iles Canaries, vous voyez ?
– Les iles Canaries ?
– Oui, les iles Canaries. Vous savez ce chapelet de rochers espagnols au large du Maroc. Vous pensez qu’il y a des canaris dessus ? Eh bien non ! Pas un seul canari caché dans les plus obscurs recoins de ces iles. Vous avez beau chercher, vous n’en trouverez pas. Pourtant tout le monde continue impunément à les appeler les iles Canaries. Et c’est pareil pour les iles Vierges !
– Il n’y a pas canaris sur les iles Vierges ?
– Non, non, faites un effort Joseph. Vous me désespérez parfois. Il n’y a pas de vierges ! Vous comprenez ?
– Non pas vraiment.
– Ce n’est pas grave. Nous voici arrivé au siège de notre belle association. Allons descendez, je vous y invite et faites attention à votre tête en sortant du véhicule. Un accident est si vite arrivé.
C’est ainsi que Joseph Poisson se retrouve dans cet espace étrange, entouré de regards inconnus en lieu et place de sa chaude couette. La tentation est grande, celle de partir, de descendre de l’estrade et de prendre la porte. Après tout il a eu son lot d’histoires abracadabrantes. Et ce n’est pas une stupide érection qui pouvait se mettre entre lui et sa liberté. Pourtant quelque chose dans les regards l’incitait à rester.
Chapitre 11 - Ecrire
Oh bon ça va ! Vous n’allez pas rester là, à me regarder avec vos gros yeux tout tristes, mouillés et suppliants. On n’est pas sur Facebook. Vous n’obtiendrez pas beaucoup de « like » ni de « poke ». Je fais ce que je veux après tout. On ne va pas se mentir ça fait un moment que les choses partent en vrille. Au début on l’avait tous vu, on avait même crié, tellement c’était dégueulasse. Mais après on s’y est habitué. C’est un peu comme bouffer des ordures, les premières fois c’est mauvais et on s’indigne en dénonçant le scandale, ensuite on y prend gout. Il y en a même qui en redemande. Vous voyez le niveau.
Voilà en peu de mots ce que se disait Joseph dans sa petite tête, alors qu’il se tenait tout penaud devant cette foule de suicidaires anonymes.
Pourtant les mots ne venaient pas. Ils ne franchissaient pas le seuil de sa bouche. Coincés qu’ils étaient quelque part entre les amygdales, le pharynx, le larynx, et l’épiglotte, à moins que cela ne soit simplement la glotte. Bref, impossible de sortir le moindre son. Des yeux le regardaient et lui continuait de regarder les yeux, mais il ne pouvait pas parler aux oreilles. Branson Pinchot lui faisait des grands gestes de la main pour l’inviter à s’exprimer. Comme si une bête main pouvait invoquer la parole, même en italien, franchement ! La foule s’impatientait. On entendait par ci, par-là, des « qu’est-ce qui se passe ? », « Qu’est-ce qu’on attend ? », « C’est qui ce mec ? » Les voix étaient étouffées, murmurées mais l’incompréhension semblait faire son chemin et gagner en popularité comme des idées fascistes en début de campagne électorale. Dans sa tête les mots continuaient à se bousculer, Joseph sentait venir l’irruption. Du côté du public l’explosion était également latente. On se regardait de part et d’autre sans se comprendre, faute de pouvoir se parler. Il n’y a pas à dire, on n’a rien inventé de mieux pour communiquer que des mots qui se suivent. Les regards c’est bien, je ne critique pas, mais c’est pour meubler les instants où l’on n’a rien à se dire. C’est pour ça qu’il y a le blanc des yeux et ses nuances à regarder.
– Ecrivez-vous !
Un son sorti de sa bouche, à peine audible. Un exposimètre de bonne qualité, de marque autrichienne certainement, n’aurait pas fait osciller sa petite aiguille au-delà des 20 décibels. Joseph avait osé. Personne n’avait rien compris, mais ce petit bruit, cet ultra-son avait atteint quelques oreilles. Pas toutes, loin s’en faut, mais en tout cas celles du premier rang. « Il a dit quoi ? » « Plus fort on n’entend rien derrière ! « .
– Ecrivez-vous !
Répéta Joseph avec un peu plus d’assurance sans avoir pour autant plus de succès. « Je crois qu’il a dit inscrivez-vous », reprît la foule. « Inscrivez-vous à quoi ? » « Je ne sais pas ! » « Mais bordel, il est muet le mec, il a un cancer dans sa gorge ou quoi ? », « Il ne peut pas parler comme tout le monde ? ». Les questionnements allaient bon train dans l’assemblée. « Pas inscrivez-vous, je crois qu’il a plutôt dit : écrivez-vous !, « Comment ça, écrivez-vous ? Ça ne veut rien dire, ce n’est pas du français ! ». « Ecrire n’est pas un verbe réfléchi ! » Compléta un autre. « C’est lui qui ne réfléchit pas si tu veux mon avis ! « Mais non, réfléchi dans le sens du verbe pronominal, celui qui peut s’accompagner d’un pronom réfléchi. Comme laver par exemple. On peut dire lavez-vous ! ». Le brouhaha avait repris de plus belle. Chacun y allait de sa propre interprétation. « Je ne sais pas vraiment vers quoi cela nous mène ? » « Tu penses qu’il nous tourne en bourrique ? » C’est peut-être un jeu, une devinette ! »
– Ecrivez-vous !
Joseph avait crié, avec toute la force de ses cordes vocales. Sorti du plus profond de lui-même, sa rage avait jailli. Il n’y avait plus que des yeux sur des bouches bées qui le regardait. Il enchaina en modérant la tonalité de sa voix.
– Oui, je sais que ça ne veut rien dire, mais c’est pourtant ce qui doit être dit. Ecrivez-vous. Car si on ne devait considérer que ce qui a du sens, je crois bien que cela ferait longtemps qu’on n’aurait plus rien à se dire. C’est peut-être faux, grammaticalement incorrect, mais depuis quand se formalise-t-on de ce qui ne va pas ? Hein, je vous le demande ? Car si tel était le cas je pourrais vous donner une liste de choses qui ne va pas. Pour faire plus rapide, peut-être qu’un inventaire de ce qui va bien, rédigé sur un papier de cigarette vous donnera une meilleure idée de la situation dans laquelle on est. Alors bon, vous êtes tous des suicidaires et je suis persuadé que vous avez des bonnes raisons de l’être. Après tout chacun sa vie. Mais enfin on ne peut pas tous continuer à faire semblant.
Ça y est, Joseph avait lâché les chiens, mais aussi les chevaux, les veaux et les cochons. Les portes de la ferme étaient grandes ouvertes.
– Alors oui, écrivez-vous, enchaina Joseph, parce que si vous ne le faites pas personne ne le fera à votre place. Ecrivez-vous, parce que ces histoires sont les vôtres et que si vous partez, elles partiront aussi. On se fait suffisamment brimer, mépriser, insulter, humilier pour que tout ceci ne reste pas enfermé au fond de nous. Notre vie est là, elle est moche, elle pue mais c’est la nôtre, on n’en a pas d’autres. Et pour tout dire c’est probablement tout ce qui nous reste au final. Toutes ces bosses, ces fêlures et ces rayures qui nous décorent la carrosserie. On ne s’en sortira pas mieux en laissant la voiture au garage, à l’abri des regards. Merde après tout, on ne va pas en plus se cacher pour les saloperies qu’on nous fait. Il pleut des hallebardes et des enclumes et nous on est là, on rase les murs. On se dit : ça finira bien par s’arrêter. Ça ne s’arrête pas, ça ne s’arrêtera jamais. Il y en a qui finissent par abandonner et on peut les comprendre. Les autres restent, mais ils se planquent, en attendant les jours meilleurs. Mais Il n’y a pas de jours meilleurs, il faut oublier. Notre vie n’est pas produite par Walt Disney. Les couleuvres sont tellement grosses à avaler qu’on se demande parfois si ce n’est pas elles qui nous bouffent, en fin de compte. C’est carrément incroyable le nombre de baffes qu’on se prend à longueur de journée. A croire qu’on est en pleine préparation pour la coupe du monde. Sauf que la coupe, on la voit déborder de loin, mais elle ne vient jamais. Mais on s’entraine quand même, comme si notre vie en dépendait, comme des dératés. On pisse contre le vent en pensant que ça finira bien par tourner. Mais le vent ne s’arrête pas, au contraire il monte en puissance. On est trempé de la tête aux pieds, alors ces histoires de caca et de pipi on veut les oublier, c’est normal.
Joseph reprit son souffle comme un coureur de fond.
– C’est humain. On se dit que personne ne verra rien. Sauf que tout le monde voit, car tout le monde est dans la même situation. Alors, je vous le répète, écrivez-vous, ne perdez plus de temps. Racontez vos histoires ne laissez pas le temps étouffer vos emmerdes en attendant les jours meilleurs. Sortez au grand jour votre vie, votre quotidien. Qu’ils voient tous comme rien ne va, comment tout va mal. Pour qu’ils ouvrent les yeux, pour ne plus détourner le regard. Sur des feuilles, des cahiers lignés ou quadrillés, des blocs, des mouchoirs. Sur les murs, attention, pas leur putain de mur électronique où tout s’efface, sauf quand on a besoin de le vous les rejeter en pleine gueule. Sur les vrais murs, ceux de briques, de pierres et de verre. Que votre histoire sorte au grand jour, que vos histoires soient connues de tous et toutes. Car au final nous sommes tous les mêmes. La seule chose qui nous empêche de le croire, c’est juste de ne pas le savoir. On s’ignore les uns les autres. On ne se parle que pour se raconter nos vacances et échanger des photos de chats. Mais très peu pour le reste. Les chats sont des cons, mais notre situation l’est encore plus.
Joseph se sentait porté par une verve qu’il n’avait jamais connue. Plus de quarante années de frustration sortaient de son corps, comme par un simple principe de vase communicant. Personne ne pouvait plus l’arrêter.
– Je crois même, ajouta-t-il, que les animaux ne se traitent pas de cette manière-là. Dans le règne des bêtes, soit tu bouffes, soit tu te fais bouffer, mais ce qui est sûr c’est qu’aucun animal ne te laissera jamais crever la gueule ouverte sur un chemin, à part peut-être les chats, bien sûr. La question désormais n’est plus vraiment de savoir si on se fait avoir, ni comment et encore moins pourquoi ? Je crois que c’est trop tard pour ce genre de considérations. Pour ça, il fallait réagir plus tôt. Maintenant on est dedans jusqu’au cou. Tout ce qu’il nous reste c’est écrire. Ce n’est pas grand-chose, quantité négligeable, oui. Mais c’est en tout cas mieux que rien et que rester là sans rien faire, à compter les coups comme on regarde les gouttes qui tombent sur le pare-brise d’une voiture lancée à pleine vitesse contre un mur. Que nous reste-t-il ? Je vous pose la question. Qu’est-ce qui nous appartient vraiment ? Notre argent ? Notre bonheur ? Parce que beaucoup pensent que tout est encore possible. Je veux dire tout le monde voit le ravin, le torrent, les flammes. Avec une bonne vue et sans être trop myope on devrait même pouvoir apercevoir également les crocodiles et les piranhas qui nous attendent en bas. On ressent très fortement la fragilité du fil qui nous retient. À peine plus large qu’une toile d’araignée, un fil dentaire pour ceux qui ne vont plus se balader en forêt le dimanche. Mais on s’y accroche, attitude assez raisonnable quand on y pense. Alors quoi ? Parce que de toute façon on va tous finir par tomber à un moment ou un autre on devrait faire le dos rond et attendre ? Laissez-moi vous dire que ce serait un peu trop simple à mon gout. Moi, je refuse de céder et de subir encore et encore.
Notre orateur enflammé s’arrêta pour jauger son audience. Des gouttes de sueur lui coulait le long de la nuque. Un ange passa.
– Je m’appelle Joseph Poisson reprit-il. Je suis journaliste depuis de longues années. Je travaille au Spectral. Mon patron est probablement le plus gros connard que la terre ait connu. Certains d’entre vous penseront que ce n’est pas vrai parce qu’ils connaissent personnellement le plus gros connard de l’univers et qu’ils le subissent tous les jours. De toute façon nous ne sommes pas ici pour comparer la taille de nos connards respectifs. Disons en guise d’apaisement que nous en avons tous un très gros à mettre en avant, ça n’est pas la question. Il n’y a pas un jour où je ne me dis pas : mais bordel de Dieu, qu’est-ce que je fous encore là ? Mon travail m’emmerde au plus haut point. Ne me dites pas que vous ne vous êtes pas posé ce genre de questions. J’essaye de trouver un sens à tout ça. Tout ne peut pas découler du hasard. Il y a beaucoup trop de facteurs divergents. Alors moi aussi je me suis dit que ceci ne pouvait qu’avoir un lien avec les oranges. Le fameux paradoxe des oranges. Tout est lié. On aura beau me répéter que c’est la faute à pas de chance, mais il ne faut pas nous prendre pour des cons. Il n’y a que du côté des oranges qu’on trouvera la solution. Tu parles d’une crise, elle a bon dos la crise. Les vrais coupables ne pourront pas se cacher indéfiniment derrière une appellation anonyme. Je sais que tout ça ne ressort que de la pure théorie et des conjectures. Il n’en reste pas moins qu’on a beau prendre le problème dans tous les sens, la question des oranges ne trouve pas moins aucune explication satisfaisante. Pire, alors qu’on arrive à nous justifier les théorèmes les plus extrêmes, pas un seul érudit ou académicien n’est capable de nous expliquer scientifiquement le pourquoi de l’orange. C’est quand même un comble ! Attention je ne suis pas en train de dire que j’ai une réponse et encore moins un début de solution. Mais au moins j’ai pris conscience de l’ampleur de ce qui nous entoure. J’ai fait un bout du chemin, d’une certaine manière. Je n’entends pas baisser les bras. Croyez-moi j’irai jusqu’au bout de la démarche. En attendant je fais avec les moyens du bord. J’écris pour ne pas oublier et surtout pour ne pas perdre le fil.
– Pour tout vous dire, je compte les jours, mais j’aime écrire. Un stylo à la main j’ai les doigts qui grattent, j’ai des fourmis aux bouts des ongles. J’écris des histoires à n’en plus finir. Les miennes, mais aussi celles des autres, surtout celles des autres. Je collectionne les natures humaines comme d’autres collectionnent les cartes Pokémon ou les vignettes du FC Barcelone. J’empile feuilles après feuilles, histoires après histoires. Je suis une sorte de gardien du temple des vies. Je sais, ça sonne un peu prétentieux, un peu pédant, Indiana Jones dans les meilleures années, mais ça n’en reste pas moins vrai. Alors écrivez-vous, parce que sinon personne ne le fera. Vous faire sauter la tête, c’est votre choix, votre décision. Mais je vous en prie prenez le temps de raconter votre histoire. Juste une lettre, quelques pages ou carrément un livre. Rien ne vous retient ni ne vous en empêche. La sortie c’est par là, la grande porte, celle avec les escaliers et les rideaux en feutre rouge. Pas celle dérobée et étriquée, qui conduit vers les poubelles et les ruelles sombres. Sortez la tête haute, en seigneur. Dites qui vous êtes, d’où vous venez, racontez votre vie. N’oubliez rien, mettez-y tout. Vos souvenirs comme vos tripes. Partez le cœur léger. Votre famille, son histoire, le mal qu’on a pu leur faire et qu’ils vous ont fait. Pardonnez, aimez mais n’oubliez pas. Non, n’oubliez pas, surtout pas votre enfance. Cette période quand tout allait bien. Cette époque qui nous manque tant, celle que l’on recherche et que l’on retrouve parfois la nuit dans son lit, replié sur soi-même. Le vélo rouge, la maison familiale, Grand-mère faisant des gâteaux en parlant de Jésus. Elle gueulait aussi à cause des boules de neige qui partaient sur la tête des passants. Les vacances en famille au bord du lac en Italie. Les copains qui sortaient les couteaux et fumaient des cigarettes. Les filles, les premières amours au soleil. Des petites allemandes un peu blondes et bouboules au camping, pas farouches. Les petites et les grosses cuites, celles dont on se rappelle et celle qu’on a oublié. Cherchez, trouvez les mots justes pour décrire cette insouciance qui nous a pris en traitre quand le moment est venu de grandir. La vie qu’on a construite sans filet. Pensez bien à décrire les chutes, les coups du sort, les coups de pute. Bref la vie quoi ! Mais surtout n’oubliez pas vos rêves, vos aspirations. Vos envies de grandeur, de tout faire péter. Tout ce qui fait du bien quand on ferme les yeux et qui fait un mal de chien quand on les rouvre.
– Ecrivez-vous, parce qu’en attendant de percer le paradoxe de l’orange c’est tout ce qui nous reste. Ecrivez-vous, même grammaticalement faux. Tout ceci est fondamentalement juste. La vie ne l’est pas, c’est pourquoi il nous reste l’écriture.
Joseph le regard éteint s’effondre comme une masse, sur scène. Si magistral dans sa théâtralité qu’on en redemanderait !!
Chapitre 12 – Le Spritz
Et voilà comment mourut Monsieur Poisson. Vie et mort de Joseph Poisson, ça ferait super chic en guise d’épigraphe en tête de ce chapitre. Dans le genre grande littérature avec laquelle on gagne des prix, il n’y a pas mieux. Mais très peu pour moi. Je ne vais pas commencer à appliquer ce genre d’artifice dans mes bouquins. Non mais sérieusement, vous m’avez pris pour qui ? Houellebecq ? Murakami ? Nabilla ? Il ne faut pas déconner. Jospeh est mort, point barre. Après, si ces héritiers veulent faire de la littérature sur sa pierre tombale, libre à eux. Moi j’ai bien d’autres chats à fouetter.
En plus, pour être tout à fait précis et honnête, on ne peut pas vraiment dire qu’il soit complètement mort. Les premiers spectateurs qui se sont précipités sur scène ont pu découvrir que son pouls battait encore, légèrement mais néanmoins perceptiblement. Ils ont aussi découvert cette monumentale érection. Alors ça, pour le coup, laissez-moi vous dire qu’elle était tout à fait perceptible. Il y avait indéniablement quelque chose d’hollywoodien dans cette mise en scène. Croyez-moi, il y en avait plusieurs qui se posaient des questions et je ne vous dis pas les regards de travers. Je sais de quoi je parle, j’étais là. J’ai tout vu!
– Oh, ça va, ne faites pas comme si tout ça avait un gout bizarre qui vous met mal à l’aise. Si ça se trouve vous étiez là vous aussi. Alors merci de garder vos cris d’orfraie pour les petits-enfants et vos assemblées de paroisses.
Branson Pinchot prit les choses en main avec poigne et détermination. Il fit transporter le pauvre comateux dans un réduit du sous-sol. Laissez-moi vous dire que l’aventure ne fait que commencer, vous n’êtes pas au bout de vos surprises. Tout ceci est tellement surréaliste qu’il va être difficile de faire croire que cette histoire s’inspire de faits réels. Evidemment dès que les choses deviennent un peu hors normes, dès qu’elles sortent des clous, tout le monde devient beaucoup plus sceptique, plus circonspect si vous préférez. Remarquez, je peux comprendre, avec tous les efforts qu’on déploie à longueur de journée pour rendre notre existence aussi morne que celles des autres. Il ne faut pas s’étonner qu’on soit tous devenus un peu palpitophobes. Depuis le temps, c’est presque devenu en une seconde nature. Si je vous parle de notre deuxième peau, c’est aussi parce que la première, elle n’est plus très belle à voir. Genre protection on a fait mieux. On est plus proche de Casimir que Wonder-woman à poils sous la douche. En termes d’efficacité et de tonicité, ça laisse à désirer. C’est tout ce que j’essaye de dire.
La pièce n’était pas plus grande qu’un réduit de taille standard, de ceux que les architectes dessinent en fin de journée pour justifier leurs honoraires exorbitants. Une règle, un crayon un peu gras et le trait était lancé. Aucune finesse et encore moins de lumière.
– Si je ne donne pas de mesures précises, c’est pour la simple et bonne raison que je ne les connais pas. Je ne vais pas inventer des chiffres pour assouvir votre besoin maladif de précision. Sérieusement, il va falloir songer à se faire soigner. Je ne dis pas tout de suite, maintenant, mais un jour peut-être.
Bon, c’était le genre de chambre triste dans laquelle on dépose les choses dont l’on ne sait pas quoi faire. Il y avait sur une étagère une bonne centaine de bouteilles d’Apérol et autant de bouteilles de Prosecco de Borgo verde, un lieu-dit, non loin de la belle ville de Trévise, qui produit un mousseux de très bonne qualité. Pour le reste, quelques livres, des boîtes de biscuits et des classeurs oubliés. Sur un matelas gonflable dormait Joseph Poisson. Mais son sommeil, comme tous les sommeils, était voué à s’arrêter, dans : sept, six, cinq, quatre…
– Monsieur Poisson, dormez-vous ?
Sans savoir très précisément pourquoi, Branson Pinchot avait choisi d’utiliser ici une formule interrogative pour sonder le dormeur. Bien que tout à fait correct, elle sonnait un peu désuète et délicieusement surannée. Malheureusement la méthode n’avait pas extirpé l’endormi des bras de Morphée. Le président changea de stratégie en optant pour une astuce beaucoup moins classique mais bougrement plus efficace, tout du moins selon les expériences dont il a pu avoir écho.
Trois, deux, un…Sa main droite, solidement accrochée au bras, s’abat avec violence sur la joue toute chauffée de sommeil du pauvre Joseph. Un bruit sec et agressif, comme une branche qui craque, rebondit sur les murs en béton. Nous ne saurons jamais qui, du bruit ou de la main, sont à l’origine du réveil brutal de Jospeh. Chacun aura sa petite idée sur cette question. Comme il est coutume de le dire il n’existe pas de bonnes ni de mauvaises réponses. Chacun choisira selon ses propres expériences et appréhension de la vie.
– Monsieur Poisson, êtes-vous réveillé ? Tant mieux, à la bonne heure ! J’espère que vous avez bien dormi. C’est que vous nous avez fichu une sacrée frousse, petit coquin. Quelle idée de s’effondrer comme ça devant tout un public. Hein, je vous le demande ? Pour tout vous dire on a cru un moment que vous étiez mort. Reconnaissez que cela aurait été cocasse surtout dans le cadre d’une assemblée générale de suicidaires. Enfin, je dis cocasse, mais d’une manière générale nous prenons la mort très au sérieux car ce n’est pas pour nous un sujet de rigolade. Bon, je suis content de voir que vous allez mieux. Je vous propose de vous reposer un peu. Il n’y a pas d’urgence, nous n’avons pas de train à prendre après tout. Pour aller où en plus, je vous le demande ? Non, croyez-moi, on est bien ici. Pas besoin d’aller chercher le froid dans le lit comme disait mon père. On s’enfile sous les draps, on trouve une position et on en démord plus, jusqu’au petit matin. C’est comme ça que cela doit se passer. Les bouteilles ? Oui je le vois dans votre regard. Ne vous inquiétez pas il n’y a rien de mystérieux. C’est juste que nous sommes des grands consommateurs de Spritz. Ma foi, il se trouve que le Spritz est une boisson pour les dépressifs. Je ne sais pas par quel miracle il a été découvert que les propriétés de ce cocktail vénitien avaient un effet bénéfique sur ceux qui cogite trop du ciboulot. Mais c’est un fait avéré et démontré. D’ailleurs vous n’avez qu’à voir le nombre de gens qui en boivent l’été sur les terrasses. C’est à peine croyable. Des Spritz à perte de vue. Tout le monde rigole à gorge déployée en se ramenant les cheveux derrière les oreilles ou en se grattant la nuque et l’arête du nez machinalement. D’ailleurs si le cœur vous en dit, n’hésitez pas à vous en servir un verre. C’est pour moi, ne vous inquiétez pas pour la dépense. On vous doit bien ça. C’est la moindre des choses. Après votre discours de tout à l’heure, votre énergie. Pour nous faire du bien, ça nous a fait un bien fou. Tout le monde était aux anges. Comment ? Qu’est-ce que vous dites ? Attendez, je vais vous enlever ce bâillon que vous avez sur la bouche, sinon on ne comprendra rien à ce que vous dites.
– Pourquoi m’avez-vous bâillonné ?
Telle fut la première question, un peu triviale de Joseph après avoir consciencieusement accompli des mouvements des maxillaires inférieures et supérieures.
– Ah, ça ! Ne vous inquiétez pas ce n’est que provisoire reprit Branson Pinchot. On voulait juste vous éviter de faire trop de bruit ou de crier trop fort d’une certaine manière. Vous savez les gens ont le sommeil léger dans le quartier. C’est une sorte de « pax propinqua ». Nous ne sommes pas des gens qui aimons avoir des problèmes avec les voisins. On se voit, on se salue de la main, on dit bonjour-bonjour, comment ça va? Parfois des petits clins d’œil mais après ça, c’est chacun chez soi et les vaches sont bien gardées, n’est-ce pas, vous comprenez ?
– Bien sûr, bien sûr je comprends tout à fait.
Joseph, conciliant comme à son habitude, n’était pas du genre à faire des vagues. Il était même carrément sujet au mal de mer et aux nausées en tous genres.
– Ceci dit, poursuivit-il, permettez-moi de vous poser une autre question. J’espère que vous ne la prendrez pas mal. Je ne souhaite en effet, pour rien au monde vous blesser par mon interrogation, mais je crois que c’est assez important. Ce d’autant plus que nous nous connaissons depuis quelques jours déjà. Un laps de temps qui autorise à une certaine confiance réciproque et un échange franc et direct. Pourriez-vous me dire pourquoi je suis également menotté au mur ? Je veux dire, je sais qu’il y a toujours une bonne explication pour chaque chose. De mon côté j’ai bien essayé de trouver un éclaircissement rationnel, mais rien ne m’est venu. Je dois reconnaitre que là, je peine un peu à comprendre.
Branson Pinchot, posa délicatement sa main sur le front du pauvre Joseph. Il le regarda avec beaucoup de tendresse et un peu de compassion pour équilibrer le tout. Il poussa un profond soupir.
– Je pensais bien que vous alliez me poser cette question. Entre nous soit dit, elle est tout à fait légitime et pertinente. C’est humain après tout. Nous n’aimons pas être entravés dans notre liberté de mouvements. Et tous ceux qui vous diront le contraire sont, selon moi, des sacrés pervers. Vous avez besoin de repos et je ne vais pas vous embêter plus longtemps. Je crois que je suis de trop d’ailleurs qui suis-je pour m’immiscer entre vous et votre sommeil. On se revoit bientôt de toute façon. Je ne suis pas loin, je vis ici, juste au-dessus. Un jour je vous le montrerai. Vous verrez, j’ai un très bel appartement, bien aménagé, avec beaucoup de gout et d’exotisme. Je ne rigole pas ! Mais pour l’heure c’est ici que nos chemins se séparent. Mais pas de soucis, on se revoit bientôt, je vous laisse entre de bonnes mains.
Retirant sa main du front de Joseph, Branson se leva calmement et se dirigea vers la porte du petit local, puis se retournant.
– Ah oui, je suis distrait, j’ai failli oublier, vous êtes mon prisonnier. Conclut le président de l’ASF. Vous serez bien traité, ne vous inquiétez pas. Je respecterai à la lettre les conventions de Genève et tous ses protocoles additionnels auxquels personne n’y comprend rien, même pas les dictateurs sanguinaires. Mais pour le reste vous m’appartenez. J’ai le droit de vie et de mort sur votre personne. Il n’est d’ailleurs pas impossible que je vous tue dans un avenir proche. Voilà, j’espère que j’ai répondu à votre question.
Joseph hocha de la tête du haut vers le bas avec une verticalité assez précise, compte tenu du contexte dans lequel il se trouvait. Il faut tout de même reconnaitre qu’il ne s’attendait pas vraiment à cette réponse.
Chapitre 13 – La prophétie
La réunion n’allait pas tarder à commencer. Chaises installées en arc de cercle afin de recevoir le cul de tous les participants. Les derrières invités à cette séance étaient nombreux. Il y avait celui rebondis d’Alison la jeune secrétaire de direction, celui un peu flétris de Jules le trésorier de l’association, celui fatigué de Gonçalvo l’intendant, celui démesuré d’Olga l’attachée de direction, le tout-en-rondeur de Crise Labelle sans oublier le petit serré du président qui ouvrit la séance à cet instant précis.
– Très bien, messieurs dames, merci de prendre place, nous allons débuter. Nous ne manquons pas de pain sur la planche c’est pourquoi je vous propose de commencer sans plus attendre. Je sais que certains d’entre vous se posent pas mal de questions, surtout depuis la réunion de l’autre soir. Une soirée pour le moins mouvementée, vous en conviendrez. Mais Dieu merci tout est bien qui finit bien. On va quand même noter que certaines choses ont été dites et qu’elles méritent qu’on s’y attarde, ne serait-ce que pour ne pas mourir plus con que quand on est arrivé, n’est-ce pas ? Je sais bien qu’on a tendance à nous prendre pour des abrutis quoique l’on fasse, mais quand même, que cela ne nous empêche pas d’essayer. Je vous donne un exemple, après vous ferez ce que vous voulez, mais il faut reconnaitre qu’un bon exemple sonnant et trébuchant, vaut mille théories fumeuses.
Branson sortit de la poche arrière de son jean slim fit, taille 33 européen et medium US, son téléphone portable. Il le montra à la ronde aux participants.
– Voici mon téléphone portable, compléta-t-il inutilement. Et bien figurez-vous que je l’ai acheté il y a moins de dix-huit mois, et voilà qu’il est déjà en train de me lâcher. Regardez bien la batterie, là, du bout du doigt, le président indiquait la partie supérieure droite de l’écran. Vous voyez là ? Elle est pleine, on est d’accord ? Eh bien dans trente minutes, il n’y aura plus rien. La petite pile va se mettre à clignoter et cela me mettra dans une situation de stress difficilement descriptible. Il paraît que cela s’appelle : l’obsolescence programmée. Oui de l’obsolescence programmée. Ils ont même trouvé un nom pour ça. Vous vous rendez compte ? Bon, certains vous diront que c’est encore un prétexte pour nous prendre pour des nigauds. C’est possible, moi je n’en sais rien. En tout cas, si c’est le cas il faut reconnaitre qu’ils ont de la suite dans les idées. Ils sont fortiches ! Ça ne doit pas être franchement facile d’inventer ce genre de procédés tordus à longueur de journée. Il faudrait être plusieurs et se relayer en permanence pour être sûr de choper le bon truc, non ? Ce n’est pas possible autrement. Certains pensent que tous ceux qui se trouvent là-haut et qui nous font passer pour des pigeons à longueur de temps ne seraient pas humains. Il se murmure que ce serait peut-être des extraterrestres venus d’une galaxie lointaine pour nous la faire à l’envers et bien profonde. Je ne suis pas un adepte de la théorie du complot, mais je me dis qu’il ne faut écarter aucune possibilité. C’est vrai qu’une telle énergie déployée pour nous nuire revêt un côté presque inhumain. Reconnaissons que Joseph Poisson n’avait pas tout à fait tort. En tout cas, moi cela ne m’a pas laissé indifférent. Je dois même dire que cela sonnait une cloche.
Branson s’empressa de préciser à ceux pour qui cette histoire de cloche tombait un peu comme un cheveu sur la soupe, que c’était une traduction libre de droits de l’anglais : « it rings a bell ».
– Mais admettons, ajouta-t-il, Joseph n’a pas ménagé son petit effet avant de sortir de scène. Le coup du discours enflammé avant de crever a de quoi marquer les esprits. Et puis une fois qu’on a presque constaté qu’il n’était pas complètement mort, on découvre aussi sa vigoureuse érection. Alors là, tout le monde pourra témoigner qu’on frise le grand art.
L’introduction eut le mérite de bien planter le décor et de remettre en perspective les éléments importants de ces derniers jours. Branson n’était pas peu fier de son entrée en matière et de son sens de la synthèse, ainsi que de sa bonne capacité d’élocution. Notre homme avait démontré tout au long de sa carrière une forte volonté ainsi qu’une très importante capacité d’engagement. Par nature enthousiaste et dynamique, Branson a toujours prouvé un fort sens du respect de la hiérarchie et du travail en équipe. Pour être tout à fait complet on notera également que le président de l’ASF possède une grande force de proposition ainsi qu’une qualité d’écoute extraordinaire. Synthétique et structuré, il est une personne qui sait prendre les décisions qui s’imposent tout en considérant l’importance du débat et de la consultation, comme en attestent ses différents certificats de travail et son résumé de profil que l’on peut trouver sur Linkedin. D’ailleurs vous n’avez qu’à aller le voir par vous-même si vous ne me croyez pas.
– Bon on fait quoi maintenant ? Branson Pinchot brisait le silence. C’est quand même dommage qu’il ne soit pas mort comme ça, vous ne pensez pas ? Ça nous aurait enlevé une belle épine dans le pied. Il est bien vivant, je peux vous le confirmer, je l’ai vu il n’y a pas plus de deux minutes.
N’attendant pas de réponse précise à ses questions Branson Pinchot enchaina.
– Bon, ce n’est pas grave. On va dire qu’il n’est pas mort, admettons, ok, je suis fair-play. Reste qu’on doit tout faire pour que Joseph ne soit plus. On le neutralise une bonne fois pour toutes. On efface toutes les traces, ok ? Je vous demande à tous d’agir dans notre intérêt avec célérité et efficacité. Comme une équipe de choc. Ensuite…
– Non, on ne peut pas faire ça !
Alison, la jolie secrétaire, s’était permis de donner son avis avec toute la force de son âge. Un avis que tout le monde n’était pas loin de partager, à la vue du nombre de têtes qui hochaient comme des yoyos. Les doutes semblaient bien présents dans l’air comme des particules fines en pleins moi de juillet.
– Je ne crois pas que cela soit une bonne idée, non franchement pas, développa-t-elle. On ne peut pas faire disparaitre quelqu’un juste comme ça, d’un coup de baguette magique. Je veux dire on doit avoir des bonnes raisons pour le faire, une méthode voire un projet bien défini avec tenants, aboutissants et tout le toutim. Entre nous soit dit, je ne suis pas sûr qu’il y ait suffisamment de bonnes raisons pour le faire. Par ailleurs, si l’on mettait d’un côté les bonnes raisons et de l’autre les mauvaises, je ne suis pas sûr que la solution de le faire disparaitre l’emporterait. Et ça malgré toute la bonne volonté que l’on peut mettre pour motiver notre décision.
– Parce que tu as peut-être une meilleure idée Alison ?
– Oui, pourquoi ne pas appeler la police, tout simplement ?
– La police ? interrogea du regard Branson Pinchot.
– Absolument, la police ou les pompiers, voir une ambulance, ça m’est égal. Ce sont des gens qui s’occupent de ce genre de choses au quotidien, je crois.
– La police tout simplement, ou les pompiers ! C’est ça que tu proposes ma petite Alison ? ricana le président des suicidaires. C’est d’un chiant au possible, appeler la police. Tu te crois dans une série TV coproduite par France deux ? Il n’y a que dans les feuilletons de l’après-midi qu’on appelle les gars avec un uniforme et des dents toutes blanches dans ce genre de situation. Branson se pencha en avant en adoptant un ton un peu paternaliste voire affectueux : ma petite chatte, on est au XXIème siècle, « come on » ! On doit se comporter comme des gens du XXIème siècle. Tu ne vas pas soigner un problème actuel avec des remèdes du Moyen Age, on est d’accord ! Ici, actuellement l’urgence va bien au-delà d’une simple question de police, de pompier ou d’ambulancier. Tu ne vois pas les enjeux qui sont en présence ? On est dans une dimension beaucoup plus universelle. Tout ça nous dépasse de la tête et des épaules, tu comprends ? Bon, alors il faut se ressaisir.
– Je ne vois pas ce que Joseph a d’universel ? Alison qui n’abandonnait jamais facilement, enchaina, je ne comprends pas ce qui peut bien nous dépasser dans cette situation. En toute honnêteté je suis assez sceptique sur ta méthode président.
– Parlons peu, parlons bien. Branson Pinchot dont la discussion avait éveillé en lui une passion rarement connue, prit tout le monde à témoin. Vous ne voyez pas ce qui se passe ici, en ce moment sous nos yeux, c’est bien ça ? Sincèrement vous ne saisissez pas l’ampleur de l’évènement présent ? Il faut vraiment que j’explique tout, que je vous prenne par la main comme des enfants de quatre ans ? Allez, les gars on ne va pas faire la même erreur qu’il y a deux mille ans ! Parce que là ils se sont plantés en beauté. Si on en est là aujourd’hui, c’est aussi à cause de leurs décisions. Je ne dis pas, ils n’ont peut-être pas tout loupé, loin s’en faut. Je dois reconnaitre qu’ils ont quand même quelques succès de prestige à mettre à leur actif. L’inquisition, l’autodafé, le massacre des Incas, et des centaines d’autres tribus. Oui, je reconnais, chapeau bas l’artiste. Mais bon, vue dans sa globalité vous ne m’enlèverez pas de l’idée que la situation n’est pas très reluisante. On est tous d’accord ? Si on devait faire un bilan comptable du projet, je ne suis pas sûr qu’on aurait plus de d’actifs que de passifs. Les chiffres ne mentent pas. Ils sont là écrits noir sur blanc. On ne peut pas se tromper.
– Pardon président mais je ne suis pas sûr de comprendre de quoi tu nous parles. Je dois dire que j’ai souvent entendu des explications alambiquées. D’ailleurs en plus de trente ans d’activités en politique, je pensais avoir tout entendu, mais alors là, ça dépasse tout.
Jules Baptiste, homme respectable et respecté de l’assemblée était de ceux dont la parole comptait. Il était écouté et souvent entendu. Après plusieurs tentatives de suicide échoué, il faisait partie des plus anciens de l’ASF et occupait notamment le rôle souvent ingrat de compter les sous.
– Bon Jules et vous tous aussi, écoutez-moi bien. Je comprends très bien que tout ceci peut avoir d’un peu extraordinaire. Laissez-moi vous raconter ceci de manière aussi simple que possible.
Joignant ses dix doigts à l’image d’une araignée sur un miroir, Branson Pinchot appliqua ses deux index réunis à la commissure des yeux. En inspirant profondément il entama son explication.
– Vous vous souvenez tous du grand barbu ? Questionna-t-il. Celui qui était venu il y a un peu plus de deux mille ans pour raconter ses histoires à dormir debout. Un jour, je ne me rappelle plus dans quel contexte, il a rencontré, dans je ne sais plus quel désert, une foule de gens, un peu comme nous et il leur a raconté ses histoires : comme quoi il venait de là-haut et qu’il fallait tous s’aimer les uns et les autres pour accéder au royaume du ciel. Sans oublier de tendre la joue gauche à ceux qui nous collent des baffes et patati et patata. Bref, vous voyez le topo ! Le personnage principal est venu avec des idées innovantes pour l’époque et le moins que l’on puisse dire c’est qu’elles ont fait leur chemin depuis tout ce temps. On est bien d’accord jusque-là ? Ensuite, il y avait des mecs qui étaient là et qui ont eu la bonne idée de consigner toutes ces histoires dans des textes et un livre, un best-seller ! Si vous voulez mon avis, plutôt mal écrit le bouquin, mais qu’importe, tout le monde en parle et c’est ça qui compte. Ça s’appelle le marketing. Le mec est devenu du jour au lendemain le cador, le roi de la piste. Il a engendré, un peu malgré lui, un mouvement mondial, que dis-je mondial : universel. Une impulsion phénoménale qui ne s’est pas arrêtée depuis. Qui n’a eu de cesse de grandir et de se propager de manière exponentielle. Bon, sentant le filon, d’autres ont essayé également de reprendre le concept avec plus ou moins de succès. Bref, je ne suis pas là pour juger, chacun fait ce qu’il peut pour survivre. À l’époque c’était open bar, il n’y avait qu’à se servir et les cacahuètes étaient offertes aussi. Vous voyez où je veux en venir ? Sauf qu’ils ont merdé les gars. À un moment donné, ils ont commis une bourde monumentale et personne ne s’est aperçu de rien. C’est facile de juger des années après, je ne sais pas si j’aurais agi différemment à leur place. Il faut reconnaitre qu’ils passaient plus de temps à s’occuper des chèvres et des moutons qu’à réfléchir sur l’informatique quantique, mais c’était une autre époque après tout.
Branson marqua une courte pause comme pour remettre de l’ordre dans le fil de ses explications.
– Toujours est-il, que les mecs, les apôtres (c’est comme ça qu’ils se sont fait appeler), se sont trouvés dans la même situation que nous, il y a un peu plus de deux mille ans. Si l’on excepte la barbe et le fait de marcher sur l’eau, je vois beaucoup de points communs entre notre Joseph et son illustre prédécesseur. Ils sont tous les deux, sortis de nulle part avec des idées fortes et ont tenu un discours qui parlait à leur époque. Légèrement décalé mais diablement efficace et précis comme une Rolex. Donc, je ne suis pas loin de penser, n’ayons pas peur des mots, qu’on est face à un nouveau messie. Attention, je ne vous parle pas du petit footballeur argentin aux pieds d’or. Je vous parle d’une sorte de prophète des temps modernes si vous voulez, Celui qui nous sortira de la merde et qui saura nettoyer le bordel une bonne fois pour toutes. Je veux dire, ce serait enfin le moment de voir venir quelqu’un pour nettoyer les écuries d’Augias. C’est vrai quoi, depuis Hercule, plus personne n’est venu y mettre un coup de torchon. Et je vais vous dire ça schlingue drôlement là-dedans. Ça fait quand même un bail que tout part à vau-l’eau. C’est assez logique de penser qu’une solution devait finir par arriver. Vous me direz que je suis peut-être un peu trop optimiste, mais enfin ça fait du bien d’y croire. Ça fait du bien par ou ça passe. J’essaye de trouver une solution après tout, on ne va pas m’en vouloir, non ? Vous ne comprenez toujours pas, n’est-ce pas ?
Branson tourna tranquillement le regard sur l’assemblée qui l’écoutait médusée.
– Si on laisse Joseph en vie, comme des couillons, précisa-t-il, que va-t-il se passer, je vous le demande ? Il va devenir le symbole de ce mouvement, de ce changement. Alors que nous, ce dont nous avons besoin, ce sont juste des messages. Des messages sans le messager. Un messager cela ne sert plus à rien de nos jours. Pire ça entrave la diffusion. On n’est plus à l’antiquité. En 2020, avec Facebook, Snapchat, Linkedin, Twiter, Instagram, Tumble, Vero, Xing, Meetup, Eventbrite, Pinterest, Flickr, MSQR, Prisma, j’en passe en bien d’autres. Les messages on les fait passer à la vitesse de la lumière. En quelques clics, deux ou trois likes, je te mets deux millions de personnes dans la rue, tu vois le topo ? Sérieusement on doit surfer sur la vague que Joseph a lancée. Par contre, il ne faudrait pas qu’il vienne nous faire chier avec son masque, son tuba et ses châteaux de sable. On prend les choses en main point barre.
Branson marqua une pause pour regarder tout le monde dans le blanc des yeux.
– Je vous propose de voter, qui est pour que l’on tue Joseph poisson ?
Vous remarquerez que les choses, sans être complètement hors de contrôle, prennent tout de même une tournure un peu surprenante. Je ne sais pas comment tout ceci va se terminer mais je pense qu’on n’est pas au bout de nos surprises. Si je vous dis ça, c’est juste pour vous guider un peu. Pour vous aider à trouver le droit chemin. Je sais, par expérience, que la littérature donne des inclinaisons, elle a tendance à faire pencher. Mais moi j’aimerais bien ne pas vous faire tomber, encore moins vous faire tomber de haut. Chuter ça va, tout le monde y arrive, là où ça se complique c’est quand il faut remonter, les choses se corsent sacrément. Il y en a beaucoup qui ne se relèvent carrément pas. C’est la vie.
Alison qui s’était levée pour se dégourdir les jambes et fumer une cigarette à la fenêtre fit remarquer pertinemment à l’assemblée.
– Si vous voulez mon avis, vous avez intérêt à voter rapidement car Joseph Poisson est en train de monter dans un taxi, et il a un carton de bouteilles d’Apérol sous le bras…
Chapitre 14 – Le garage
On a beau dire, mais les querelles sont souvent riches en enseignements. Il existe, parait-il, dans la très belle ville de Venise, deux petits bars situés aux abords de la typique place du campo San Stin. Le premier s’appelle « Il Vizietto » et l’autre, dix mètres en contrebas, près des eaux brunâtres du rio de San Stin: « la Bottiglia ». Jusqu’il y a encore quelques années les deux patrons de ces petits cafés typiquement vénitiens, s’entendaient comme larrons en foire. Marco et Gian-Francesco étaient tous deux originaires de la cité des doges. Ils avaient le même âge et passés ensemble une année sous les drapeaux à défendre l’honneur de la patrie (du moins ce qu’il en restait) sous la bannière des « Bersaglieris », Une unité d’infanterie légère caractérisée par le port d’un chapeau à larges bords, décoré de plumes de coq de bruyère. Cette petite armée n’était pas tant connue pour ses faits d’armes que par la stupéfiante faculté de ses recrues à combattre en sifflotant, ainsi que son incroyable fanfare qui reprenait à la perfection, sur les champs de bataille, tant les chansons patriotiques que les derniers tubes à la mode.
Marco et Gian-Francesco étaient devenus au fil des années, inséparables. Jusqu’à ce jour de mai 1996 ou lors d’une belle soirée bien arrosée, comme ils avaient coutume de les partager après avoir renvoyé leurs derniers clients. Les deux complices inventèrent une boisson unique qui s’inspirait des légendes de l’époque où une bonne partie du nord de l’Italie était encore sous le joug autrichien. Ils appelèrent cela le Spritz. Un mélange de vin pétillant, d’Apérol et d’un peu d’eau gazeuse. Le succès fut immédiat. En quelques années à peine cette boisson orangée, à la foi fraîche et tonifiante fit le tour du monde, un véritable raz-de-marée. Il faut dire qu’avec une ville comme Venise qui draine ses millions de touristes chaque année, il n’y pas pénurie d’ambassadeurs à même de reconnaitre et d’exporter les bonnes choses, même en Allemagne. Mais cette invention géniale fut le coup de grâce de cette belle amitié entre les deux baristi. Chacun revendiquait la paternité exclusive du nouveau cocktail à la mode et l’affichait fièrement sur sa devanture : « Ici est né le Spritz » pour l’un et pour l’autre : « Tous ceux qui vous diront que le Spritz a été conçu ailleurs qu’ici sont des couillons ». C’est ainsi que la célèbre boisson orangée et pétillante fit son entrée dans le monde des apéros et des soirées branchées, sur le dos d’une amitié perdue.
– Mais qu’est-ce que c’est bon quand même.
Joseph, qui comme la plupart d’entre nous, n’avait pas la moindre idée de cette anecdote, continuait à siroter, dans son taxi, une gorgée d’Apérol qu’il alternait directement dans son gosier avec une rasade de prosecco. C’est en arrivant aux pieds de son travail qu’il se sentit un peu la tête tourner. Mais c’est en débarquant dans son bureau qu’il faillit avoir un malaise. Tout avait disparu. En lieu et place de son espace de travail, il découvrait une grande et belle table de ping pong sur laquelle deux collègues un peu grassouillets et transpirants s’affrontaient pour le gain de la deuxième manche.
– Tu cherches tes affaires ? lui demanda le premier sans détourner son regard de la petite balle blanche. C’est le boss qui les a déménagées ! Je crois que tu as été réaffecter au sous-sol.
– Aux archives ?
– Non plus bas encore, dans le parking ! Il faut que tu ailles voir le boss, je crois qu’il est encore un peu en pétard. Tu vas aimer.
C’était effectivement entre une vieille FIAT Multipla 1.6 16V Emotion Bipower et la chaudière à mazout que Joseph retrouva son bureau et ses quelques affaires. Au troisième sous-sol, plongé dans une pénombre tranchée à vif de néons épileptiques. Il prit place sur sa chaise grinçante et inspira profondément un air de moisi et de renfermé, mâtiné d’odeur d’essence. Pas « dégeulasse », juste un peu inhabituel. Sans parler de sa propre odeur qui elle ne le lâchait plus. Il était bien entouré, mais pas de quoi se formaliser après tout. Notre Poisson est bien conscient que les odeurs sont les marqueurs du temps. Le seul moyen qu’ait jamais trouvé le temps, cette masse implacable et immuable qui absorbe tout sur son passage, pour se fixer durablement dans les souvenirs. Que cela soit une odeur de vieille chaussette ou le bon effluve de caramel beurre salé, celui que préparait grand-mère, il n’existe pas d’autres moyens pour revivre ses souvenirs durablement et presque à volonté. On n’a beau envisager le problème sous tous les angles on ne trouvera jamais meilleurs indicateurs de la vie qui passe que les odeurs qu’elle laisse derrière elle, enfouit à l’intérieur de nous. Suffit d’une bouffée pour que surgisse des milliers de souvenirs vivaces et légers comme une journée d’été, en vacances au soleil.
Il lui arrivait décidément de bien drôles d’évènements. Sans savoir vraiment où tout ceci l’amènera. Ni même si toutes ces aventures pouvaient être assimilées à un chemin ou même à un sentier, tant les dédales et les culs de sac étaient nombreux. Joseph avait bien l’impression d’être chahuter comme une mouche collée sur les pales d’un ventilateur en pleine canicule. Plongé dans ses pensées, il n’entendit, ni ne vit la femme qui, en toute discrétion, s’assit devant lui.
– Monsieur Poisson ?
Plutôt rondouillarde et mal fagotée, elle paraissait néanmoins jeune, et assez sûre d’elle. Joseph, dans le noir, distinguait assez mal les traits de son visage malgré ses regards de biais. Il lui répondit tout de même : « Oui », pour faire bonne façon et aussi parce qu’il était bien M. Poisson, après tout. A moins que son interlocutrice ne cherchât son père, mais attendu que celui-ci était mort et enterré depuis belle lurette, la probabilité qu’il soit la bonne personne ne pouvait être plus importante.
– Laissez-moi me présenter, Je m’appelle Frédérique Tamara, tout le monde m’appelle Fred. Que ce soit dans le boulot ou la vie privée, on me dit Fred par ci, Fred par là. Des Fred en veux-tu, en voilà. Mais si ça ne vous dérange pas je préfèrerais que vous m’appeliez Tamara. De plus, je suis notaire et j’ai le très désagréable devoir de vous annoncer une mauvaise nouvelle. Ou plutôt deux mauvaises nouvelles pour être exacte.
– Mais ça va commencer à bien faire !
Notre journaliste de bas étage, voir même de sous-sol, pour être bien raccord avec le contexte de cette histoire, s’était redressé sur sa chaise.
– Ça suffit les mauvaises nouvelles et les sales coups du sort, ça va un moment ! Il faudra bien que ça s’arrête. Je veux dire on ne peut pas s’acharner pareillement sur quelqu’un. Il faudrait partager équitablement. Au bout d’un moment il y en a marre, et je ne suis pas du genre à rouspéter pour un rien, vous comprenez ?
– Je suis désolée que ma venue vous mette dans un état pareil, le rassura Tamara. Je n’y suis pour rien. Après tout, jusqu’il y a quelques minutes, je ne vous connaissais pas du tout. Vous étiez pour moi qu’un nom sur un dossier poser sur mon bureau. Mais maintenant que je vous vois dans votre cadre de travail tout pourri je dois reconnaitre que je compatis. Sincèrement, je n’aimerais pas être à votre place. Ça ne doit pas être facile tous les jours. Je ne dis pas que ma vie est un conte de princesse comme on nous en bassine des litres dans notre tendre enfance, ni même qu’elle est enviable. Mais enfin, je dois reconnaitre que tout me semble plus tentant que la situation dans laquelle vous vous trouvez, et pas qu’un peu.
– Bon, alors ces mauvaises nouvelles, coupa court Joseph qui semblait s’impatienter sur son sort.
– Eh bien voilà, vous avez raison, cela ne sert à rien de tourner autour du pot, ni d’y aller par quatre chemins. Je vous annonce que j’ai transféré comme convenu les 25 millions de dollars sur votre compte numéroté. Il vous suffit simplement de signer ici en bas de ce document et la somme vous appartient de droit et libre à vous d’en disposer comme il vous plaira. En gros vous êtes millionnaire.
– Je suis quoi, vous dites ???
– Vous êtes millionnaire M. Poisson, ou plutôt multi millionnaire pour être exact. Attendu que la somme qui vous a été livrée est bien supérieure à un million, on peut logiquement vous affubler du multi. Ça ne mange pas de pain et en plus ça en jette. Ça envoi du lourd, comme on dit quand on parle pour impressionner. Mais attention multi, pas comme dans Fiat Multipla, d’un pouce nonchalant, Tamara pointa à sa droite le véhicule qui bordait leur conversation. Ici, le terme multi peut laisser entendre, à tort, qu’il y a de la place dans son coffre pour une très grande quantité de plats. A moins que cela soit de l’italien vous me suivez ?
– Non pas vraiment !
Joseph semblait comme tétanisé. Pas une parcelle de son corps, pas un muscle, pas un boyau, pas même une cellule neuronale, ni une astrocyte et encore moins une oligodendrocyte n’était en mouvement dans les plus lointains tréfonds de son grand corps dégingandé. Non pas que la perspective de devenir multimillionnaire soit un problème en soi. Comprenons-nous bien, Joseph, pas moins que vous, ne nourrit de problème avec l’argent, sauf quand il vient à manquer, bien entendu. Mais il faut reconnaitre que certaines situations ont de quoi surprendre les plus aguerris. Recevoir vingt-cinq millions de dollars, comme ça, comme une fiente de pigeon qui finit sa course sur la veste a de quoi laisser perplexe. Et ce n’est pas parce que personne n’a vécu cette situation qu’il faudrait en douter.
– Et, existe-il une raison particulière qui justifierai que je reçoive tout cet argent ? Ne le prenez pas mal Tamara, mais je dois reconnaitre que tout ceci est très soudain, voire carrément inattendu. Loin de moi l’idée de refuser, bien au contraire. Mais disons simplement que chat échaudé craint l’eau froide. Et en l’occurrence, matière eau froide je dois reconnaitre que j’en connais un rayon. Donc pourrais-je savoir qu’est-ce qui me vaut le plaisir de quitter aussi brutalement le monde de la pauvreté et de la misère?
– Non !
La jeune notaire balaya du bras toute velléité de réponses.
– Non, non et non. Je ne suis pas là pour ça. C’est vrai quoi, à la fin. Chacun son travail. Mon rôle est juste de vous informer que vous avez reçu cette somme, point barre. Pour le reste il faut voir avec le commanditaire. Il parait que vous avez reçu une lettre il y a peu. Je vous suggère donc de bien vouloir vous renseigner et de faire le nécessaire auprès de cette personne. Mais, soit dit entre nous, il faudrait être bien con de penser que l’on peut recevoir vingt-cinq millions de dollars « out of the blu », sans raison. Et sans vouloir trop m’avancer, à en juger par ma courte expérience, c’est le genre d’évènements qui n’arrivent que dans une probabilité tellement infime, presque atomique au regard d’une vie, que ce ne serait pas étonnant que tout ceci vous pète à la gueule un de ces jours.
– Bien, je comprends, coupa court Joseph.
L’écrivain se rappelle en effet avoir bel et bien reçu une enveloppe des mains de cet étrange père Noel, qui n’en était pas un.
– Et vous me disiez que vous aviez une autre mauvaise nouvelle à m’annoncer, relança le nouveau riche, pour qui soudain, la notion de bon et de mauvais s’était retrouvée quelque peu chamboulée.
– Oui, nous allons coucher ensemble, ici et maintenant sur votre bureau.
Joignant la parole aux actes, Frédérique Tamara arracha son chemisier de ses deux petites mains. Les gestes étaient précis et déterminés. Elle se précipita, poitrine au vent, sur notre ami fraichement enrichi, avec la ferme intention de tenir ses engagements, coute que coute.
Bon, vous avez remarqué, je fais tout pour aider, pour simplifier. Des chapitres courts, une histoire nerveuse, un peu de suspens, de la tension érotique et surtout des enjeux actuels de société. C’est ça la clef, si vous voulez mon avis. Je ne dis pas que tout le monde peut écrire un livre. M’enfin si le cœur vous en dit allez-y, après tout, c’est vous qui voyez. Mais pensez au lecteur, hein ? N’écrivez pas pour vous, mais plutôt pour les autres. Comme s’il n’y avait déjà pas assez d’égoïsme de par le monde. Si en plus on doit en rajouter dans les librairies, alors autant envoyer des MILF contorsionnistes au Vatican ou des balles de pingpong sur la lune. Ce n’est pas pour vous faire peur que je dis ça, c’est juste pour prévenir, ok ? Vous êtes prévenus, donc.
Chapitre 15 - L'étude
Joseph Poisson marchait d’un pas alerte, presque léger. Le soleil dans son dos, lui donnait des allures de géant avec une ombre qui précédait ses pas d’une bonne quinzaine de mètres. Il étendit les bras de part et d’autre de son corps et se rêvait le destin d’un bombardier B-52 « Stratofortress » prêt à effectuer son vol de reconnaissance dans les stratus d’une aube prometteuse. Il était heureux comme Romain pouvait l’être dans sa jeunesse. Le temps de passer chez lui, il eut l’agréable surprise de constater que son contrat d’édition lui était bel et bien parvenu. Décidément quand les étoiles sont alignées, les séries sont positives. Sans plus d’attention, il griffonna à la hâte sa signature en bas de page.
– Emballer c’est peser, pensa-t-il bien fort.
Il se dirigea vers la salle de bain où l’attendait une douche bien chaude. Alors que les minuscules particules d’eau rebondissaient sur sa peau, il ébauchait sa nouvelle vie de millionnaire. Toutes les perspectives qui s’ouvraient à lui. Il en avait le tournis. Se savonnant le bas du dos avec une éponge rêche, il hésitait entre une Ferrari SF90 ou une Bugatti Veyron. Pourquoi pas les deux après tout ? Finalement, l’embarras du choix est un concept qui ne concerne que ceux qui ne l’ont pas. Quand on peut tout prendre, il faut tout prendre. Le choix n’est plus une option contraignante, il apparait ridicule à en devenir insignifiant. Poisson avait la conviction qu’il changeait désormais de catégorie. Comme une chenille devient papillon. Non pas que la vie de chenille lui était insupportable, mais disons qu’à manquer d’espace on finit par étouffer, autant s’envoler pour aller voir ailleurs.
Alors bien sûr, un petit doute l’assaillait. Un grain de sable qui détonnait dans la pureté et l’immaculée blancheur de ce bonheur qu’il échafaudait autour de sa condition de nouveau riche. Oh, pas grand chose, peut-être même rien. Un rien qu’il mettait sur le compte des mots qui lui échappaient. Un jargon juridique. Mais tout de même ces notions de renonciation à son intégrité et à la maîtrise de soi. Le principe d’aliénation volontaire à une instance supérieure ajoutait un peu d’amertume à la parfaite douceur de son bonheur, une sorte d’arrière-goût. Il avait lu ces notions, sans les assimiler complètement. La lettre, ou le document juridique, qu’il avait signée à son insu, lui paraissait assez abscons. Joseph aimait cet adjectif, il lui parlait plus que d’autres, plus qu’abstrait ou abstrus en tout cas, probablement parce qu’il y avait con dedans, allez savoir, les choses de la vie tiennent parfois à un rien.
– Il faut que j’en aie le cœur net, résolut notre brave écrivain millionnaire, avant de se consacrer pleinement à sa vie de riche.
L’étude Lotscher, Mycoon & Lotscher, se trouve dans l’un des plus beaux quartiers de la ville. 854 mètres carrés dont près du tiers de cette surface réservée pour les seuls associés. Deux frères et un cousin. Non pas qu’ils passent plus de temps au travail que leurs quatre cents collaborateurs « ensardinnés » dans des open space sombres et malodorants. Mais disons que le prestige a besoin de place, même si on passe le plus clair de son temps sur des greens de golf. Là aussi, les surfaces dédiées à ce sport prestigieux, rapportées au nombre de joueurs qui le pratique, manifestent d’un certain déséquilibre des genres. Ce n’est pas vraiment comme le football. Mais ça, c’est un autre débat.
Joseph patientait son heure, non pas comme un condamné, mais presque. La salle d’attente était belle et confortable. Idéale pour attendre. Les magazines sur la table basse étaient de bonne qualité et plutôt récents. Il prit instinctivement celui où l’on découvrait en couverture une photo, granuleuse, d’une jeune femme en bikini sur une plage. Probablement une célébrité, une princesse, allez savoir. Il n’eut pas le temps de découvrir les autres clichés à moitié volés encartés au cœur du torchon. On le pria de suivre et de s’accommoder, Joseph suivit et s’accommoda.
– Mon bon Poisson !
Le ton du vieillard en papillonné était cordial et incitait à tendre une main amicale. Ce que Joseph fit sans se faire prier.
– Quel plaisir de vous voir en chair et en os. Enfin, depuis le temps que j’attendais ce moment. Ça change des conversations téléphoniques, n’est-ce pas. Bref, on peut dire que je ne vous ai pas menti, quand je vous disais que j’allais vous aider. Pour de l’aide c’est une sacrée aide, reconnaissez-le mon petit Jo. D’une main usée par le temps, il invita l’écrivain à prendre place sur un fauteuil. Je m’appelle Rufus Lotscher, je suis avocat et probablement l’une des plus grosses pourritures que la terre n’ait jamais portées, dit-il fièrement. A part peut-être mon frère et mon cousin, qui sont vraiment un cran au-dessus.
D’une main inclinée horizontale, placée légèrement au-dessus de sa tête chauve, Rufus indiquait une hauteur virtuelle qui le dépassait de quelques centimètres à peine.
– Eux, ce sont des vrais salauds, croyez-moi. Il n’y a pas pires racailles. Mais bon reconnaissons que de recevoir 25 millions de dollars, comme ça, sans crier gare, ça a de quoi surprendre, non ? J’imagine d’ici votre joie et votre surprise.
– Bien sûr, je suis très content et surtout reconnaissant. Précisa Joseph Poisson. N’imaginez surtout pas que je n’apprécie pas le geste, bien au contraire.
– Oh non, ne vous inquiétez pas. Pas la peine de vous mettre carpette, Jo. Cette somme vous l’avez bien méritée, elle vous revient de droit. J’espère simplement que cela va vous aider à réaliser vos rêves. Vous faciliter dans l’écriture de vos futurs bouquins. Ça ne vous dérange pas que je parle de bouquin ? se retourna brusquement l’avocat. Je demande ça parce que parfois certaines personnes n’apprécient pas le côté péjoratif du terme. Vous voyez c’est comme flic, l’expression peut déranger, mais il n’y a aucune volonté de nuire, soyez-en assurer. Flic ou policier et bouquin ou livre, même combat. De toutes façons, je ne lis jamais. C’est une perte de temps. Une activité pour les récalcitrants du ciboulot. M’enfin je respecte les petites manies de chacun.
– Non pas de soucis Monsieur Rufus, je ne suis pas du genre à me formaliser. C’est juste que….
– Que quoi ?
– Pardonnez-moi de pinailler ou de remettre en cause votre générosité. Mais je dois reconnaître que tout ceci me paraît tout de même un peu étrange. En plus, je veux être sûr d’avoir bien compris. Otez-moi un doute. Cet argent qui se trouve être sur un compte numéroté à mon nom, m’appartient bel et bien, c’est bien ça ?
– Oui absolument, confirma l’avocat avec conviction.
– Je peux donc en profiter librement, on est bien d’accord.
– Oui et non, nuança encore l’avocat. Disons que cet argent est à vous, ceci est un fait. Mais malheureusement vous ne pouvez pas en disposer à votre guise. Ce serait un peu trop simple, ou simpliste si vous préférez. Recevoir de l’argent c’est une chose, mais le dépensez c’en est une autre.
– Je comprends tout à fait, mais concrètement qu’est-ce qui m’empêche de dépenser cette somme ?
– Mais c’est vous-même Monsieur Poisson, vous et personne d’autre que vous !
– Moi ?
– Oui absolument, vous et vous seul, vous vous empêchez de gaspiller les 25 millions de dollars sur votre compte.
– Je ne suis pas sûr de comprendre.
Joseph Poisson qui avait depuis quelques temps, une forte tendance à l’hypermétropie, n’était pas myope pour autant s’agissant de voir venir les problèmes de loin. Il avait presque un deuxième sens pour identifier les emmerdes comme un Haut-Savoyard prédit la météo sur la cime des arbres.
– Monsieur Poisson, reprit l’avocat. Laissez-moi vous rappeler la promesse que je vous avais faite alors que vous décrochiez, un peu par hasard, ce téléphone dans une cabine publique. Souvenez-vous, je m’étais engagé à vous aider. Nous sommes bien d’accord ? Et reconnaissez que de donner de l’argent à quelqu’un, à fortiori 25 millions de dollars, n’est pas et ne sera jamais de nature à aider, bien au contraire. C’est bien connu, vous n’aiderez pas un pécheur affamé en lui donnant du poisson, donnez-lui plutôt des hameçons. L’action sera plus efficace. Mon aide, ou plutôt pour plus de précision, la mienne et celle de mes associés, va bien au-delà d’une simple question financière. Je crois d’ailleurs me souvenir vous avoir déclaré, selon les termes exacts de notre conversation : attention, je ne suis pas en train de dire que les choses seront faciles. Churchill vous promettrait du sang, du labeur, des larmes et de la sueur. Personnellement je pense simplement que vous allez en chier.
– Mais Monsieur Lotscher, laissez-moi vous marquer ici mon incompréhension partielle. Je peine à véritablement comprendre l’aide que vous comptez me fournir. Me donner de l’argent que je ne peux pas utiliser, il faut reconnaître que ça limite passablement les possibilités, non ? Donc pas de poisson, soit. Alors, pour que l’on soit tous les deux sur la même longueur d’onde et que nos violons soient bien accordés, permettez-moi de vous demander qu’entendez-vous par aide très précisément ? A quoi peut bien ressembler l’hameçon que vous aviez envisagé pour moi ?
– C’est très simple, nous vous avons racheté !
– Vous m’avez quoi ?
– Racheté !
Alors là, excusez du peu mais on navigue dans le sublime avec propulsion nucléaire. Inutile de dire que Poisson ne s’en remet pas. Il s’attendait à tout mais pas à ça et vous ? Il faut voir le petit air amusé qui se cache sous le rictus de l’avocat Lotscher.
– Oui écoutez-moi bien, reprit Rufus en sautant sur ses deux pieds. Le mécanisme, vous allez voir, est très amusant. Nous vous avons transformé en capital-actions, doté de 100’000 actions d’un prix nominal de 250 dollars. Soit 25 millions de dollars. C’est votre valeur, celle que vous avez acceptée en contresignant le document de cessation de vie personnelle. L’ensemble de ces actions ont ensuite été vendues sur le marché. Et personnellement, j’en ai acheté pour une quinzaine de pourcent, soit environ 3’750’000 dollars. Je crois que l’on peut dire que vous m’appartenez à hauteur de la moitié du tiers de votre capital. Vous comprenez ? Maintenant, nous sommes encore dans un procédé de vente de gré à gré, nous appelons ça une IPO dans notre jargon, pour Initial Public Offering, et devrions avoir couvert tout le capital prochainement. C’est une bonne nouvelle quand on y pense. Mais pour revenir sur ce qui vous concerne, disons que nous allons bientôt pouvoir tenir votre premier conseil d’administration, et ensemble avec les autres actionnaires nous allons enfin pouvoir vous aider à reprendre votre vie d’écrivain en main. Vous allez voir c’est une belle équipe d’investisseurs que nous sommes en train de constituer. Vous n’allez pas regretter votre choix. C’est une nouvelle aventure qui commence.
– Je ne suis donc plus moi-même ? Je ne m’appartiens plus ? Joseph Poisson qui ne perdait jamais le sens de la dramaturgie paniquait quand même un peu.
– Disons, pour être précis, que vous existez désormais sous forme d’une entité juridique et non plus humaine, ce n’est pas si grave après tout. La seule chose qui va changer c’est que l’on doit désormais vous appeler Joseph Poisson SA, vous voyez ce n’est pas grand chose, ce n’est pas la mer à boire. Quant à votre appartenance, n’exagérez rien. Il faut savoir que vous possédez toujours 10% de vos propres actions. Vous devez simplement partager votre moi avec d’autres personnes. Ne vous inquiétez pas, tout ceci sera bénéfique, vous le verrez. Nous sommes à vos côtés pour donner enfin un sens à votre carrière littéraire. Content que nous ayons eu cette conversation Monsieur Poisson. Tenez, voici mille balles, de quoi tenir les prochains jours. On se revoit bientôt et d’ici là portez-vous bien, conclut-il en raccompagnant le porteur de ses actions vers la sortie.
Rufus Lotscher claqua la porte sur les épaules du pauvre Joseph Poisson SA, qui se demandait ce qu’il avait bien fait au bon Dieu…
Chapitre 16 – Crise Labelle
Poisson, Poisson outragé, Poisson brisé, Poisson martyrisé mais, Poisson rêvait quand même d’être libéré. Sa tentative de suicide avait lamentablement échoué. Et pour cause, son pistolet était un faux, une réplique de Magnum, Desert Eagle chromé, calibre 44, pour enfants passionnés de guerre, futurs serials killers ou simplement fils de dictateur. Notre malheureux Joseph n’avait pas remarqué ce petit embout de plastique rouge qui obstruait le canon de l’arme. Il en fut quitte d’une jolie détonation au niveau de l’oreille qui lui laissa un tympan sifflant pendant quelques minutes.
Joseph Poisson SA était assis, les épaules voutées et la tête penchée comme pour mieux distinguer le bout du rouleau. Sa conversation avec l’avocat Lotscher l’avait vidé de ses dernières énergies renouvelables. Reconnaissons qu’il faut quand même sacrément aimer les montagnes russes pour supporter, sans tourner de l’oeil, les coups du sort qui se sont donnés rendez-vous sur son parcours de vie. Alors, si en plus on ne peut plus tirer la prise quand le courant ne passe plus, où va-t-on, je vous le demande ? Joseph se tourne à moitié, une jeune femme est assise à côté de lui.
– C’est l’histoire d’un milliardaire, lui raconte-t-il, qui propose 25 millions de dollars au premier de ses invités qui traversera spontanément sa piscine remplie de crocodiles, de serpents, de requins et de piranhas. Au bout de quelques minutes un type parvient au bout du bassin, il en ressort le corps mordu, lacéré et broyé, mais vivant. Au moment de récupérer son prix, le milliardaire lui dit, non, pas pour vous, vous n’avez pas sauté dans l’eau, c’est quelqu’un qui vous y a poussé.
Elle rigole ! Comme elle rit bien, pense-t-il. Sans vraiment savoir si elle se moque de lui ou pas. Joseph Poisson SA décide de se joindre au concert. Il se sent moins seul. Elle n’est pas super belle, non, pas vraiment un canon, pas même une arquebuse, mais quand elle rit, elle ne manque pas sa cible. Elle impressionne plus qu’une baïonnette toute neuve.
– Vous savez, je n’ai pas pour habitude d’aller voire un café avec le premier benu. La petite cuillère tintait comme une clochette sourde dans la tasse de son café qu’elle prend large comme une baignoire. Ne vous fâchez pas, ajoute-t-elle, je n’ai rien contre l’humour, vien au contraire ça m’amuse veaucoup, d’autant plus qu’il n’est pas toujours facile de faire rire les gens. Bous boyez ce que je beux dire, n’est-ce pas ?
Mais ce n’est pas possible! Il y a un truc qui cloche se demande Joseph Poisson SA en son for intérieur. Elle doit boguer, pense-t-il. Il lui manque les dernières mises à jour. Cette femme garde en mode veille l’application espagnole qui confond les B et les V. C’est sympa sous le soleil avec des tapas, mais là, ici dans cette conversation et ce café, sinistre…
– De nos jours, tout le monde pleure pour un oui pour un non, poursuivit la jeune femme sans se soucier des réflexions in petto de son vis-à-vis qu’elle n’entendait de toute façon pas. Bous boulez faire chialer dans les chaumières, rien de plus facile : prenez un enfant abec des gros yeux, plein de mouches autour, faites le sangloter près du corps mourant de sa paubre mère et le tour est joué.
C’est vrai quand on y pense. En plus la méthode est universelle pas une culture n’échappe à cette forme de tristesse. Aux quatre coins du monde la recette est rodée avec succès, garantie sur facture. Par contre, quand il s’agit d’amuser la galerie tout devient plus compliqué, plus « touchy » comme disent les anglais. Sans oublier qu’il faut faire attention de qui l’on se moque. De nos jours, le rire est devenu un véritable chemin de croix. D’ailleurs, ce n’est pas bien compliqué, peu s’y risquent. Trop dangereux !
– Je trouve que bous avez du courage, c’est brai à la fin, il faut le reconnaitre, bous m’avordée dans la rue, sur un vanc public, sans me connaître pour essayer de me faire rire. Chapeau ! Entre nous soit dit, et pour qu’il n’y ait pas de mal entendu, le fait que botre vlague ne soit pas drôle n’a pas braiment d’importance au fond. Ce qui compte c’est d’avoir essayé.
Joseph Poisson SA acquiesce de la tête comme on compte les gouttes de pluie qui filent sur le pare-brise d’une voiture lancée à vive allure sur une autoroute. Cette blague tient plus du fait véridique que de l’humour, pensait-il. Il observe ses gestes, à vrai dire, assez peu raccord avec son flot de paroles incessant et distordu. Poisson avait la désagréable impression de visionner un film mal doublé malgré les efforts du metteur en scène pour donner de la vie à cet ensemble détonnant. Très visiblement, cette fille qui lui infligeait ce flot continu de mots avait un problème de langage, un déficit de dialectique, un dyslexie aigüe ou toutes autres maladies inventées dans les années 70 pour frustrer les petits écoliers afin de mieux rassurer leurs parents. Joseph discerne difficilement les contours de cette rencontre. Les paroles de son interlocutrice l’envoutent comme une odeur inattendue dans un lieu surprenant. Le tout a quelque chose d’improbable.
– Enfin, s’exclame-t-elle portant le café à ses lèvres. Son visage disparut presque entièrement derrière la tasse qu’elle tenait entre ses deux mains. Je parle, je parle et j’en ouvlie les vonnes manières. Je m’appelle Crise, Crise Lavelle. Je sais, c’est étrange comme nom, un peu cul-cul me direz-bous, mais c’est une longue histoire que je bous raconterais peut-être un autre jour. Je suis désolée, bous debez me prendre pour une de ces jeunes écerbelées. Une de celles qui errent sans vut, si ce n’est de faire des achats et dépenser l’argent à tour de bras.
Crise n’était pas de ce genre de fille là. Au contraire, elle penchait vers une nature bien différente. Elle se confiait, sur le ton de la connivence, qu’elle était peut-être qu’une téléphoniste mais elle possèdait plus d’un tour dans son sac, du bout du doigt elle montrait son petit accessoire posé sur les genoux. Une personnalité complexe. Crise est, comme qui dirait, surprenante, sans vouloir faire preuve d’arrogance.
– Mais enfin, bous aurez vien l’occasion de bous faire une meilleure idée à force de me connaître. C’est botre vut, n’est-ce pas ? Interrogea la dyslexique. Bous boulez faire ma connaissance, apprendre à me découbrir, n’est-ce pas ?
– Oui, évidemment, la question prit Joseph de cours, en pleine phase de cadrage. Je souhaite vous connaître, en tout cas me faire une meilleure idée de votre personnage. Ne le prenez pas mal, quand je parle de personnage il n’y a rien de péjoratif, je ne vous compare pas à l’un de ces caractères de bande dessinée un peu haut en couleur, sur papier glacé, qui salit les doigts si on y prend pas garde. Pardonnez-moi si je vous donne l’impression de ne pas vous écouter ou plutôt si j’affiche cet air détaché, c’est juste que c’est ma nature. Voyez-vous, je suis comme ça, j’aime observer les gens pour essayer de les comprendre pour mieux les assimiler. Et puis, pour tout dire, les choses sont un peu compliquées pour moi ces derniers temps. Il m’est arrivé passablement d’aventures dont je peine à cerner le premier indice d’explication. Et j’aimerais bien déchiffrer les tenants et les aboutissants de ce charivari. Je crois sincèrement que chaque chose a sa place sur cette terre et, que sans vouloir faire de philosophie à deux balles, tout arrive pour une raison bien précise. Il suffit juste de prendre le temps de comprendre laquelle.
-Bous avez raison, on ne prend pas assez le temps de comprendre ce qui nous arribe, confirma Crise.
Les gens effleurent toujours du bout des doigts les évènements qui touchent leur vie. Au fond, pas besoin d’être médium pour constater qu’il n’y a pas de réelle volonté d’aller au fond des choses. C’est probablement notre époque qui veut ça. On a, paraît-il, plus le temps de persévérer, plus l’envie de creuser. Je ne suis pas en train de dire que tout était mieux avant, même si…. ajouta Crise.
-Même si c’est le cas, interrompit Joseph ?
-Non, pas du tout, je ne crois pas que cela soit le cas. D’ailleurs, comment le saurais-je ? Je n’étais pas là abant. Je suis là maintenant. Mais pour ce qui est d’abant, je crois qu’il faudrait poser la question à mon grand-père ou ma grand-mère.
Malheureusement les aïeuls de Crise n’étaient plus de ce monde. Morts tous les deux. C’était un soir de pluie, une terrible soirée. Cette nuit-là, les éléments de la nature étaient complètement déchaînés. La foudre et le tonnerre frappaient la terre avec une violence jamais vue. Sur le coup de quatre heures du matin, son grand-père eut l’étrange sensation que tout le monde avait péri des suites du sinistre. Le vieil homme avait tort, bien évidemment, mais pour une raison inconnue il pensait sincèrement être le seul survivant de ce terrible cataclysme qui avait englouti la race humaine. A l’idée de vivre seul au monde avec sa femme pour seule compagnie et pour le restant de sa vie, le grand-père de Crise préféra mettre fin immédiatement à ses jours. Un flacon entier d’eau de javel dans le gosier et il s’effondra raide mort comme un vieux sac au pied de l’escalier. Quand sa femme réalisa ce qui venait de se peoduire, elle décida de fêter sa liberté retrouvée. Elle déboucha les meilleures bouteilles que son mari gardait jalousement au fond d’une armoire, fermée à double tour. Peu habituée aux alcools forts, elle tomba dans un coma éthylique, ce qui provoqua sa chute mortelle dans l’escalier. On les retrouva au petit matin enlacés comme deux amoureux qu’ils n’étaient pas. Certains eurent la larme à l’œil et beaucoup pensèrent : c’est beau l’amour !
– Mais ils abaient tort. Crise passa un doigt derrière son oreille pour y coincer une mèche un peu rebelle. L’amour ce n’est pas veau, ça n’a pas de forme, ni de couleur. L’amour, croyez-moi, ce n’est rien qu’un truc.
« Un truc ? » Décidément cette fille avait l’art de surprendre son monde, pensa Joseph. Mais ce n’est pas plus mal, il en oublie un peu ses problèmes.
– Un truc, vous voulez dire comme quelque chose d’insondable et d’un peu mystérieux, compléta Joseph ?
– Non, arrêtez, bous dites n’importe quoi à la fin. Souffle-t-elle exaspérée.
Crise Labelle se passa une rasade de baume au cacao sur ses lèvres délicates, puis referma sa petite pochette posée délicatement sur les genoux, avant de plonger à nouveau son regard dans celui de Joseph avec un air de défi. « Nous ne sommes pas dans un cours élémentaire pour enfants diminués. Faites un effort, mince ! Ça en deviendrait presque lassant à la longue ».
Crise parlait d’un truc, d’un vrai truc au sens propre du mot. L’amour c’est un truc comme une astuce, si vous préférez, un procédé utilisé pour créer une illusion. Regardez dans le dictionnaire, c’est écrit noir sur blanc, vous savez lire, n’est-ce pas ? C’est bien connu, ça fait des siècles qu’on nous enfume avec cette histoire d’amour. On nous parle d’amour par-ci, d’amour par-là. Ce n’est pas compliqué, tout le monde en parle ! Du début de la vie jusqu’au dernier jour, avant le trépas : amour, amour, amour, comme s’il en pleuvait. Tout cet amour qui dégouline à perte de vue, c’est devenu lassant. Toujours la même ritournelle. Croyez-moi ce truc commence à nous sortir par les oreilles. Mais le plus énervant dans toute cette histoire, c’est cette habitude que l’on a développé de croire à ça, de se laisser bercer à la moindre évocation du mot amour. Comme si, par sa seule présence, comme par magie, il allait changer la face du monde. C’est quand même incroyable, vous ne trouvez pas ? D’autant plus qu’on est bien loin du compte. S’il existe un mot responsable de la mort de millions, voire de milliards de personnes, c’est bien celui-là. Amour : Bam ! Un mort. Non, croyez-moi, Crise n’a pas tout à fait tort, ils se foutent bien de notre gueule là-haut avec leurs mystifications. Les rois de l’entourloupe. Ah ! je les imagine en train de se taper sur les cuisses et rire de notre crédulité et…
Crise reprend une position adossée contre sa chaise, marque un temps d’arrêt avec son café froid entre les mains. L’étonnement de Joseph ne se définit pas, bien sûr, ses traits de quadragénaire fatigué. Crise continue sa diatribe sans laisser au pauvre Joseph Poisson SA le temps de glisser un mot.
– Je bois en bous l’homme de raison glisse-t-elle avec malice. Comprenez-moi bien, je parle ici de raison dans le sens du raisonnement, je ne me permettrais pas de bous accuser d’aboir toujours raison ou je ne sais quoi.
C’est bien connu, il n’y a que ceux qui ont souvent tort qui pensent avoir toujours raison. Crise pense sincèrement qu’il faut se donner plus le temps de réfléchir et de comprendre pour aller de l’avant. Sinon tout ce que l’on fait c’est de la gymnastique inutile. On garde la forme mais ça ne sert à rien, c’est un peu comme marcher à contresens sur un escalier roulant. On a le sentiment d’avancer mais dans les faits, rien ne bouge. On fait du surplace en attendant la mort, comme des cochons dans un élevage industriel, c’est triste. Mais c’est vrai que tout ça finit par devenir agaçant à la longue. On a envie de penser à autre chose. Se tournant vers le serveur, elle l’interpelle pour un autre café.
– Bous prenez aussi quelque chose ? Crise essuie ses lèvres d’un bout de serviette en papier. Son regard se pose à nouveau sur Joseph Poisson SA. Ça bous dérange si on se tutoie ? La tête du jeune millionnaire frustré oscille de manière verticale pour signifier qu’il est d’accord. Très bien, à la vonne heure, ce sera mieux ainsi, plus facile en tout cas. Et puis on ne ba pas tarder à partir. La route est longue. Si on beut boir le soleil se leber sur la mer, on ne debrait y aller sous peu, alors dépêche-toi !
Chapitre 17 - Jeu, set et match
Crise Labelle, n’était pas vraiment belle. Non, on ne peut pas dire que ce fut une beauté. D’ailleurs, dès son plus jeune âge, ses camarades d’école se sont chargés de le lui rappeler régulièrement. Les choses à l’adolescence ne se sont pas améliorées. Dotée d’une peau un peu grasse, sujette aux éruptions cutanées, Crise était souvent comparée à un magasin de boutons. C’est bien connu, à cet âge, les enfants ne sont pas doués d’une imagination débordante. Un défaut qu’ils compensent largement par une obstination et une persévérance de tous les instants.
La mère de Crise était une vieille américaine, stripteaseuse et dyslexique, mais surtout stripteaseuse. Elle était notoirement connue pour son métier qu’elle pratiquait avec passion depuis de nombreuses années, malgré son handicap qu’elle dissimulait avec obstination. C’est ainsi qu’elle connut, un soir, le père de Crise, un très riche homme d’affaires de passage dans son club après la signature d’un gros contrat.
– Laissez-moi vous dire que ce n’était pas la seule affaire qu’il avait conclue ce jour-là. L’escalier en colimaçon qui menait aux chambres s’en rappelle encore. Une partie de jambe en l’air sans filet et sans détour.
Elle ne le revit évidemment plus son amant éphémère. Eléonore Labelle, car tel était son nom, sévissait dans un pince-fesse appelé le « Dream Girls ». Eléonore, que certains surnommaient la très belle, était une grande rousse à la poitrine généreuse, ce qui la rendait très sympathique au premier regard. Née aux confins de la Louisiane, elle n’aimait rien de moins que de se déshabiller devant les hommes. Sans se poser de questions, elle pratiquait l’art de l’effeuillage comme une crêpière retourne ses crêpes, avec des gestes naturels et automatiques qui ne laissaient transparaître aucune forme de gêne, ni de pudeur. Dès son plus jeune âge, dans le petit village de Mandeville dans le Bayou, elle faisait de son corps une attraction.
– Et alors ? Je leur montrais mon petit frifri aux camarades d’école, à la récréation ou après la classe, répétait-elle souvent, pour quelques dollars, c’est toujours ça de pris.
Eléonore la rousse avait parcouru beaucoup de chemins depuis cette époque-là. Elle était devenue une grande et belle femme, mais le regard des hommes ne s’était jamais asséché sur sa peau rendue brûlante par l’éclat de ses cheveux rouges. De fil en aiguille, elle était devenue une reine de la scène. Elle avait connu ses heures de gloire jusque dans les meilleures salles de Las Vegas où, son agent l’avait surnommée la pyromane du dance-floor. Eléonore, considérait son corps comme une œuvre d’art. Malheureusement, la grossièreté et l’ignorance de son public l’avaient poussée, de plus en plus, à se réfugier vers l’alcool fort. Sa carrière s’était peu à peu ternie et, sa passion fanée devant tant de stupidité masculine.
Les hommes s’enflammaient au premier regard pour cette belle incendiaire qui offrait généreusement ses regards langoureux. La plupart d’entre eux ne restaient pas dormir et les autres ronflaient jusqu’au réveil. Elle pensait à sa jeunesse passée au bord du lac Pontchartrain en Louisianne. Les incessants assauts, le soir venu, des moustiques tenaces, les seuls autochtones qui n’avaient pas abandonné le combat contre l’envahisseur, même après l’abdication du roi Louis XV sur ses nouveaux territoires.
Issue d’une très ancienne famille bretonne immigrée au début du dix-septième siècle, Eléonore portait avec fierté son nom de famille, Labelle, comme on porte une torche au milieu de la nuit, pour ne pas se perdre dans les ténèbres du Bayou. Après tant de siècles d’oublis, elle avait perdu tout contact avec la terre de ses ancêtres. Tout au plus savait-elle qu’il existait, là-bas par-delà les océans, un territoire où sa famille avait jadis vécu et souffert avant de venir chercher un salut dans le nouveau monde. Mais la douleur ignore les distances et le temps, le sort de sa famille ne s’en trouva pas amélioré pour autant au cœur des marécages de cette petite France.
Ce n’est que vers l’âge de trente ans que Eléonore fit le voyage de ses aïeuls, en sens inverse, cachée dans un bateau cargo qui transportait des bananes encore vertes. L’accostage fut douloureux. Eléonore découvrit sa terre d’origine avec un brin de stupeur, matinée d’incompréhension. La grande France l’accueillait dans la plus sombre indifférence. Eléonore comprit qu’elle ne trouverait, sur cette terre miniature, aucune racine familiale.
– Ici, tout est petit, se désolait-elle. Le lac, sorte d’échantillon de mer, n’offre aucun débouché sur mes rêves de grandeur.
Les maisons jouxtées les unes aux autres comme une ville rétrécie sous l’effet de l’humidité et du froid. Les distances réduites à leur plus court chemin, sans qu’il ne soit jamais nécessaire de prendre sa voiture pour acheter un litre de lait. Et même ces automobiles, modèles réduits pour enfants, se montraient assez peu compatibles avec le calibre d’une famille américaine moyenne. Bref, Eléonore se sentit un peu trompée mais, fit contre mauvaise fortune bon cœur. Elle tenta de trouver sa place dans cette communauté où l’on parlait le français, si loin de la France dont elle rêvait.
Nostalgique de son beau lac dans le Bayou, elle quitta la Normandie pour s’installer plus à l’est. C’est tout naturellement qu’elle chercha un emploi de stripteaseuse sur les bords du Léman. Ses efforts furent vains et ce, malgré son expérience démontrée et ses qualifications reconnues. Non pas qu’il n’y eut pas de demande pour cette profession dans la région, bien au contraire. Mais pour des raisons liées à la géographie et l’histoire, ce genre d’établissement n’avait pas sa place par ici. Certains villageois, un peu gênés, lui expliquèrent avec une pointe de regret, que même à l’époque de la grande Rome antique, les garnisons de l’empire avaient interdiction de s’adonner au lupanar tant qu’elles séjournaient en Gaule. Autant dire que la motivation des troupes était au plus bas et que, secrètement, les centurions et toutes leurs cohortes rêvaient d’une mutation rapide en Germanie ou en Hispanie. Eléonore décida de faire fi de ces coutumes historiques.
– Je suis une américaine, imprégnée du gène entrepreneurial, se persuada-t-elle.
Elle décida de se mettre à son compte pour ouvrir son propre salon d’effeuillage en sous-sol de la maison qu’elle louait. Le « Dreams girls » connu un succès foudroyant. Les premières semaines, tous les hommes de la région vinrent à la faveur de la nuit, découvrir les splendeurs de la magnifique rousse venue des Amériques. Mais rapidement, les villageoises alertées de cette nouvelle attraction locale, se mirent à épier leurs maris avec plus d’attention. C’était un fait, les sorties nocturnes des maris augmentèrent drastiquement. Mais au-delà de ça, c’était surtout le sourire béat et coupable qui accompagnait leur retour au bercail qui incita les vigilantes à mettre le holà sur ces activités nocturnes indécentes. Qu’importe la vindicte féminine, Eléonore Labelle continua son service et se mettait toujours volontiers à nue pour les visiteurs de passage, car elle avait la passion du travail bien fait chevillée au corps.
Pourtant, s’il était une chose que Eléonore aimait autant que d’être nue, c’était de regarder le tennis en tenue d’Eve. Devant sa télévision, dans son plus simple appareil, elle ne perdait pas une miette des grands matchs de son époque. Dès son plus jeune âge, alors que les couleurs étaient encore baveuses sur l’écran rebondi, elle suivait les échanges entre les plus grandes joueuses mondiales. Combien de dimanches après-midi passait-elle, les fesses à l’air, posée sur le canapé à observer les matchs de ses héroïnes de la petite balle jaune.
– Steffi Graff, la froide et mystérieuse, soupirait-elle, Monica Seles, la boudeuse hystérique, Mary Pierce, l’élégante frenchy, Martina Hingis, la petite fée des courts.
Mais sa favorite était et sera à jamais l’américaine Chris Evert Lloyd. Cette formidable battante, cent cinquante titres en simple, dont dix-huit en Grand Chelem. Des chiffres qui font de l’américaine, originaire de Fort Lauderdale en Floride, la deuxième joueuse de tennis la plus titrée de tous les temps. Quelle carrière ! Quel palmarès. Mais plus que ça, quel jeu, quelle approche de balles pour cette superbe femme. Jamais un seul geste qui ne soit dénué d’élégance et d’harmonie. Décidément, regarder la tenniswoman américaine sur petit écran lui procurait une sensation très intense. Peut-être pas tout à fait un orgasme, mais en tout cas une sensation plus forte que celles que lui avaient laissé certains hommes au lit.
Jusqu’à ce souvenir de juin 1986 à Paris. Par un beau dimanche ensoleillé, la finale de Roland Garros qui mettait aux prises son héroïne à l’ineffable, la monstrueuse et odieuse rivale de toujours, Martina Navralitova. Un match qu’Eléonore redoutait jusqu’au plus profond de ses tripes.
– Une bête immonde, froide et calculatrice venue de sa communiste Tchécoslovaquie contre la douceur et le sourire poussé sous les cocotiers de Floride. « Je la déteste », confirma-t-elle.
L’horrible soviet, âgée alors de trente ans, survolait le tennis mondial et surfait sur une vague de trois victoires consécutives face à son opposante du jour. Les critiques et les journalistes disaient Chris Evert finie, lessivée. Plus jamais l’américaine ne pourrait gagner, ne serait-ce qu’un seul match contre l’omnipotente Tchèque, le rouleau compresseur de Prague. Eléonore pleurait intérieurement de cette injustice.
Quand elle vit sa favorite, faire son entrée sur le court central, Eléonore eut un haut le cœur. Chris Evert était vêtue d’un petit pull quadrillé, rose pastel, échancré sur le devant. Une superbe création stylistique de la marque Ellesse.
– Il n’y a que les italiens pour sublimer pareillement la femme sportive, pensa-t-elle.
Le tout était d’ailleurs harmonieusement accompagné d’une petite jupette rose qui soulignait à la perfection le galbe profond de ses belles jambes rasées et dorées au soleil de Miami Beach. A chaque service, qu’il soit gagnant ou perdant, peu importe, la coquine se soulevait au gré du vent pour laisser paraitre une jolie culotte de coton blanc. Aucune vulgarité, loin s’en faut, juste de la douceur et de la grâce. Tout le contraire de son adversaire.
– Habillée à la « vas-y comme je te pousse », analysa Eléonore avec dégoût. Sans aucune recherche d’esthétisme. On reconnait bien là, la perception soviétique du sport. Etre au lieu de paraître.
Elle en frissonnait de dégoût et de colère. Une tenue bleue et blanche, sans le moindre style ni recherche d’originalité. Une bande en « V » couleur ciel recouvrait le t-shirt de Martina Navratilova. Probablement pour signifier qu’elle entendait bien sortir victorieuse de ce match, coûte que coûte. Une Tchèque déterminée et sans scrupule. Car, elle avait beau avoir acquis la nationalité américaine peu de temps avant, elle n’en demeurait pas moins une fausse combattante de la liberté. Comme le dira un président, quelques années plus tard : « un cochon sera toujours un cochon, même avec du rouge à lèvres ».
Eléonore avait également un œil sur la coiffure de Chris Evert. Un fin brushing qui intensifiait à la perfection la douceur de son visage, sans en ramollir les traits, ni la conviction qu’impose le tennis professionnel féminin de haut niveau. De son côté Martina Navratilova avec ses grosses lunettes cerclées d’or à la façon d’un comptable besogneux et distant, jetait un froid regard sur le jeu. La Tchèque frappait fort depuis son fond de court. Chris variait les mouvements et les postures pour déstabiliser l’adversaire. Mais la machine à gagner, venue de l’est, était imperturbable. Martina remporta le premier set 6-2. Eléonore n’y croyait plus et pleurait déjà à chaudes larmes, sentant que son dimanche allait se terminer en un horrible cauchemar.
Sous le ciel parisien, l’inattendu se produisit. Peu à peu Chris Evert reprit confiance. Signe de sa détermination, elle avait rangé dans le petit sac de sport, son pull rose, qui, bien que très seyant, l’entravait dans ses mouvements du bras. On la retrouvait maintenant sur le court central, vêtue d’un simple t-shirt blanc sans manche, qui dévoilait ses belles épaules. Le match bascula. Chris enchaînait, avec une facilité déconcertante, les mouvements croisés, les reprises de volées et les passing gagnants. L’américaine remporta le deuxième set sur le score sans appel de 6-3. Eléonore trépignait maintenant sur son canapé. Elle sursautait durant les points importants. Debout au plus fort des échanges, elle tournait le dos à la fenêtre qui donnait sur une rue animée, montrant son joli postérieur sautillant au rythme des échanges. Des passants s’arrêtaient pour profiter du spectacle, à mille lieues de penser qu’un match de tennis féminin pouvait procurer de telles sensations. Non rassasiée, la belle Chris enchaîna le troisième set avec la même fougue. Elle occupait le court comme personne, virevoltante et insaisissable comme un papillon au printemps. Ses balles trouvaient des trajectoires inouïes et à chaque fois, hors de portées de Navratilova. La grande bigleuse commençait à plier sous les coups de butoir de son adversaire. Eléonore criait maintenant, debout sur les cousins, à tue-tête à chaque coup gagnant. Les bras haut levés vers le plafonnier du salon, sa poitrine encore ferme pour son âge, participait en ballotant à cette ivresse victorieuse.
Sur la balle de match au comble de l’excitation, alors que Chris Evert était montée au filet pour placer un formidable amorti gagnant, Eléonore poussa un long cri de joie et de stupeur.
– La belle a vaincu la bête, triompha Eléonore. Chris la lumineuse avait dominé Martina la géante à lunette.
La stripteaseuse riait et pleurait de tout son cœur. Elle était heureuse, comblée par un de ces bonheurs simples que la vie nous réserve si rarement. C’est à ce moment-là que la poche de ses eaux décida de rompre, déversant sur la moquette du salon un liquide visqueux annonciateur d’une nouvelle existence. Mais aussi de nouvelles emmerdes, de nouveaux drames et autant de problèmes à affronter tant la vie n’a pas son pareil pour faire chier le monde. Mais à cet instant précis, rien de ceci n’avait d’importance. Eléonore nageait dans le bonheur le plus complet. Tout naturellement, elle décida en ce septième jour du mois de juin 1986, d’appeler sa fille du nom de sa joueuse de tennis préférée. Chris, Chris Labelle, ce qui se transforma en Crise Labelle, car personne n’aura oublié qu’étant dyslexique, la nouvelle maman-stripteaseuse avait tendance à confondre les lettres, tout particulièrement les C et les Ch.
Eléonore se retrouva donc à élever seule cet enfant survenu sur le tard. Agée de 45 ans, elle prit pourtant cette responsabilité avec beaucoup de dignité et de résignation, ce n’était pas la première tuile que la vie mettait sur sa route et probablement pas la dernière. Elle se dit dès lors qu’elle allait aimer cet enfant de toutes ses forces. Une force tellement prodigieuse que tout le monde allait voir qui était Eléonore Labelle et de quel bois elle se chauffait.
C’est donc avec beaucoup d’amour, tellement d’amour qu’il en débordait régulièrement par les fenêtres jusque sur le trottoir dans la rue, que grandit Crise. Entre les stripteases et le tennis, elle tenait à faire de sa fille une personne heureuse. Dans l’éducation de Crise, la pauvre Eléonore n’eut malheureusement pas le même succès que Chris Evert Lloyd sur le circuit du tennis mondial.
– Après tout, la vie n’est pas vraiment un grand Chelem, se répétait Eléonore. Les défaites sont plus nombreuses que les victoires et toutes les surfaces sont glissantes. A la différence des matchs retransmis en mondovision, la vie ne nous affuble pas de deux commentateurs en cabine qui savent décortiquer et analyser nos faits et gestes avec humour mais surtout, avec une certaine logique.
Cette analyse ne manque pas de jugeote. Dans la vie, on est plutôt seul pour assumer les conséquences de nos actes. Et laissez-moi ajouter que la double faute est toujours sévèrement sanctionnée.
Crise tomba dans une sorte de mini dépression dès les prémices de l’adolescence. En cause : les garçons. Les garçons de son âge, mais aussi les autres, les plus jeunes et ceux plus âgés. Bref, tous les garçons avaient tendance à laisser couler leurs regards sur son décolleté plus que sur son visage et ses petits yeux vert noisette. Peu de gens connaissaient la réelle couleur de son regard car, peu de gens voyaient la partie du corps qui vivait au-dessus de la poitrine de Crise. Sa chevelure était d’un très beau roux. Pas du genre incendiaire comme sa mère mais plutôt, un roux bien de chez nous, tout en nuances et en reflets surprenants qui alternaient entre le blond foncé et le brun clair. Couleur vénitien diront certains qui veulent se la raconter. De bien belles teintes qui contrastaient toutefois, avec la noirceur de son âme, couleur fleur bleue un peu fanée.
Ému par cette histoire de vie, Joseph Poisson SA se sentit saisi par une émotion soudaine. Spontanément, il approcha ses lèvres de celles qui venaient de lui raconter son histoire pour y déposer un baiser. Dans l’action, sa main droite avait déjà pris la forme d’une demi sphère pour y accueillir un sein qui n’en demandait pas tant à cet instant précis.
Chapitre 18 – Le road trip
Le bolide filait à vive allure sur la route du sud-Est. D’ailleurs, si par vive allure on entend, dans les bons livres une vitesse comprise entre 180 et 200 m/h, alors je me dois de préciser que le véhicule roulait ici carrément à très vive allure. Le ciel, tout comme la route était splendide, du moins, les paysages qui bordaient l’asphalte. Crise gardait sa concentration pour la conduite. « Un accident est si vite arrivé », se répétait-elle. Les mains en position dix heures dix, le regard droit devant, elle ne pensait à rien.
– D’ailleurs, y a-t-il quelque chose à quoi penser ?
Joseph Poisson SA dormait comme un bébé sur le siège passager. Un peu à l’étroit, ses jambes « s’ensardinaient » entre le levier des vitesses, la boîte à gant et la poignée de porte. Sa joue légèrement endolorie et rosie pas sa tentative d’embrassade échouée, lui donnait un air de nouveau né un peu constipé. Crise avait eu son petit moment de tranquillité. Les spasmes qui secouaient le grand corps dégingandé à côté d’elle, trahissaient un début de réveil qui s’annonçait difficile. Crise le sait, on ne possède jamais assez de temps pour être tranquille. C’est un peu comme aux échecs, quel que soit l’adversaire, des petites horloges japonaises, toutes mignonnes et presque silencieuses, vous rappellent que le temps reste votre pire ennemi. Comme c’est souvent le cas, on pense que le rival est devant nous alors qu’il se trouve juste à côté et qu’il fait clic, clic, clic, tout en douceur. Quoique l’on fasse, il nous vaincra, sans se presser, c’est lui qui nous verra partir en premier. On aura tiré notre révérence avec ou sans pertes ni fracas, que lui continuera son petit rituel : clic, clic, clic.
– Une Lancia Stratos ? Furent les premiers mots prononcés par notre écrivain dès qu’il se fût presque entièrement extirpé des limbes du sommeil. C’est à peine croyable, j’adore cette voiture. Elle est vraiment incroyable. Incroyablement petite aussi, ajouta–t-il en se redressant sur son siège en cuir ramolli.
– C’est un modèle de 1975, du sept août précisa Crise. Lancia n’en a fait que quatre cents quatre-vingts exemplaires, en tout. Le moteur est emprunté à la Dino Ferrari, six cylindres en B à 65°, douze soupapes, 2418 cm3 de cylindrée alimentés par trois carburateurs douvle corps Weber 40DCF. Une petite bombe si tu beux mon sentiment.
Crise ne quittait pas la route des yeux. Pour être tout à fait précis, sachez également que ce modèle est équipé de quatre freins à disques ventilés. Un bolide qui monte de zéro à cent en sept secondes. Comme vitesse maximum, elle atteint les 230 km/h, pour une consommation de seize litres aux cent kilomètres.
– Autant dire qu’elle suce drôlement. Crise se retourna brusquement vers Joseph, je ne fais là aucun sous-entendu. Je te préviens, tu n’es pas du tout mon genre. D’ailleurs, pour couper court à toute spéculation, je t’informe que je n’ai pas de genre, comme ça, les choses sont dites.
– Tu t’y connais bien en automobile ?
– Non pas du tout, juste la mienne, précisa Crise. J’ai appris ça par cœur. Ça en jette, comme on dit.
Mais surtout ça évite de se faire entuber par les garagistes quand on y passe pour une petite réparation. La Stratos possède tous les défauts du monde. On pourrait même dire qu’elle est le diable incarné. Chacun trouve le diable où il le veut et où il le peut. Pour Crise, il est ici coincé dans ce tout petit habitacle à côté de cet énorme moteur transversal situé à l’arrière. Je pense que le jour où Satan viendra la prendre, il n’aura pas à chercher longtemps. Il la repérera de loin, seulement au bruit. Et puis voilà, il n’y aura plus qu’à plier bagage. De toute façon je parle de bagage mais, de toute façon, nous n’avons pas grandchose à prendre. On peut même dire que pour ce genre de déplacement, on peut voyager léger.
Le road-trip se poursuivait en silence sur plusieurs kilomètres. Enfin, en silence si l’on exclut l’infernal bruit du V6 Ferrari qui vibrait dans le cockpit et les oreilles des passagers. La campagne était belle. Joseph Poisson SA ressentait, sans vraiment bien comprendre ce qu’il faisait ici, un étrange sentiment de liberté. Le Bignon-Mirabeau, Rozoy-le vieil, Bazoches-sur-le-Betz, Foucherolles, Chantecoq, la Selle-sur-le-Bied, Piffonds, Santin Marti et Saint Loup d’Ordon, Précy-sur Vrin, Guerchy, Branchy, Appoigny. Les coins de l’Est, s’ouvraient à lui, à son regard. Bien sûr, le bolide passait à une bien trop grande vitesse pour apprécier tous les détails des aménagements villageois et encore moins la beauté des paysages. Mais la route était là elle se suffisait à elle seule et au besoin de grands espaces et d’aventures. Certains vous diront qu’il n’est pas nécessaire de lire l’étiquette du vin pour profiter de son ivresse. Ils n’auront certainement pas tort. Des paroles d’alcooliques mais, des paroles qui ne sont pas dénués de sens pour autant.
Ne pensez pas que Joseph Poisson SA soit moins intelligent que n’importe lequel d’entre nous. Enlevez-moi tout de suite ce petit air supérieur et hautain qui vous va si mal. D’ailleurs de quels critères parlons-nous ? « Existe-t-il vraiment une nomenclature qui permet de classer l’intellect des gens? » réfléchissait Joseph. Pourquoi pas, après tout. On voit de tout dans ce monde.
Reste que les événements de ces derniers jours n’ont pas laissé notre journaliste localier intact. Bien au contraire, il possède assez de facultés de jugement pour comprendre qu’il s’est embarqué dans quelque chose d’insondable. Une aventure presque indéchiffrable. Alors que faire ? Hein, je vous le demande ? Quand on ne peut pas déchiffrer, on reste là, à essayer de faire et refaire les calculs, à s’en péter les vaisseaux du cortex cérébral comme un singe devant un boulier ou, on s’offre une pause ? Chacun choisit son camp. Moi j’ai fait mon choix. Je ne pense pas qu’il soit d’ailleurs bien différent de celui de Joseph. Il se laisse porter, lui. On finira bien par trouver une solution après tout. A quoi cela peut bien servir de forcer le destin. Si ce n’est pour se retrouver avec une condamnation pour viol sur son karma. Des années de galère qui ne mènent à rien. Nous ne sommes pas des hamsters après tout.
– Et bien ma foi, je crois que j’ai vesoin de comprendre un certain nomvre de choses, s’exclama Crise. Depuis ton discours devant l’assemblée l’autre soir, très joli discours par ailleurs, j’ai le sentiment que plusieurs portes se sont oubertes en moi.
– Des portes ?
– Oui, comme si je redécouvrais des passages inconnus, enfouis à l’intérieur de moi.
Alors évidemment, quand on ouvre des portes et des fenêtres, ça fait des courants d’air, on risque de prendre froid. Mais surtout ça fait circuler les idées et d’une certaine manière ça chamboule tout. On pourrait ainsi dire que ça remue la merde. D’une certaine manière c’est bien et c’est mal à la fois. Crise tapotait des deux pouces sur le volant tout en réfléchissant à haute voix.
C’est mal, tout d’abord parce que ça pue à tous les étages et l’air devient vite irrespirable et puis, c’est bien parce que ça permet de prendre conscience et de réaliser certaines choses qu’on avait un peu oubliées ou que l’on faisait semblant de ne pas voir, ou de ne pas sentir.
– Question odeur, ne t’inquiète pas. Je ne sais pas vraiment pourquoi mais, depuis quelques temps, je dégage une vilaine odeur, dont je n’arrive pas à me défaire. D’ailleurs, cela ne te dérange pas si je baisse un peu la vitre ? Je crois que j’ai besoin d’air.
– Non, non rassure-toi, je ne m’étais aperçue de rien et pourtant, je crois pouvoir dire que j’ai le nez creux.
– Tu veux dire le nez fin ?
– Non pas du tout, j’ai le nez creux. Pourquoi veux-tu qu’il soit fin ? Tu as vu la patate que j’ai entre les yeux. Si je parlais de nez fin, je crois que les gens me prendraient pour une humoriste du Jamel Comedy club ou une animatrice du Club Med. Mais je ne suis ni l’une ni l’autre. J’ai juste le nez creux.
– Comme tu veux.
– Tu sais Joseph, j’ai toujours rêvé de faire un road trip.
Un peu comme dans ces films américains où les deux protagonistes partent à l’aventure, portés au gré des regards et des rencontres surprenantes. Crise rêvait franchement d’aventure. Il y a de la violence, de la poussière, de l’amour et surtout des paysages extraordinaires. Des petits motels crasseux, des cactus pour se rassasier en pleine torpeur du désert. Des rires au coin du feu avec des chansons émouvantes sous les étoiles qui brillent.
– Tu joues de la guitare ? compléta Crise.
– Non, je suis désolé de te décevoir Crise. Tu me parais une fille bien. Certes un peu sentimentale à l’eau de rose et, naïve à la fois. Mais pour être tout à fait honnête, en termes de paysages on ne voit que des grosses bottes de foin sur des champs chauves, entrecoupés de temps en temps par des forêts rachitiques. Les rares personnes que l’on croise sont soit basses du front, soit rabougries, quand ça n’est pas les deux en même temps. Bref, on est vraiment très loin du physique de cowboy solitaire moustachu. Tu sais, les rêves ne sont pas toujours comme ils devraient être. Donc, pour le road trip il faudra repasser une autre fois. Je crois que, si ces aventures-là existent en Amérique, c’est probablement parce que le pays en question est calibré pour ça. Je veux dire, cela ne viendrait à l’esprit de personne de faire un road trip en Suisse sauf en vélo. Il faut des routes taillées à travers de grandes étendues à perte de vue. Des espaces illimités et enivrants. Des lignes droites qui n’en finissent pas et trouent l’horizon plutôt, que des sortes de spaghettis qui serpentent sans queue ni tête. A force de tourner en rond, les road-tripers auraient tôt ou tard vomi leur repas. Parce que, j’oublie de te dire ma petite Crise, qu’il faut aussi considérer la nourriture dans l’histoire. Le hamburger est taillé pour le road trip. Un hamburger, c’est petit, c’est splendide et ça tient dans la main en conduisant. Ce n’est clairement pas le cas d’une rillette ou de la blanquette de veau. Tu as faim ? s’exclama Poisson.
– Oui, je meurs de faim. s’écria Crise. Allez, on y va, c’est moi qui régale, c’est ma tournée. Remarque, je te dois bien ça après tout, c’est la moindre des choses. Je vais juste retirer un peu d’argent. Tiens, là je crois qu’il y a une banque, on va s’arrêter ! Passe-moi mon porte-monnaie, regarde dans la boîte à gant. Je fais vite un saut au guichet et je reviens.
– Mais…Mais c’est un flingue ? Joseph à qui aucun détail n’échappait, tenait du bout des doigts un pistolet avec l’air d’un enfant à qui l’on vient d’apprendre que le Père Noel n’existe pas et qu’il n’existera jamais.
– Pas du tout, comme tu exagères ! C’est juste un rebolber.
– Mais c’est un vrai, je veux dire un de ceux qu’on peut servir pour tuer ?
– Tu vois un petit embout en plastique rouge à la pointe du canon, du doigt Crise pointaient l’extrémité de l’arme ?
– Non.
– Bon, ne t’inquiètes pas Joseph. Je suis de retour dans une minute. Je laisse tourner le moteur pour pas que tu aies trop froid.
Crise s’éloignait de la voiture en sautillant, le revolver à la main. Avant de pénétrer dans la banque, elle lui fit un petit signe de la main, accompagné d’un joli sourire. Il crut lire sur ses lèvres : je reviens tout de suite.
Les premières notes stridentes d’une alarme retentirent.
Chapitre 19 - Le pays des gens solitaires
Je conçois aisément que tout ceci puisse paraître un peu surprenant. De prime abord les choses peuvent sembler hectiques voire cacophoniques. Ou tout autre mot qui finit en « ique », parce que c’est très certainement le suffixe qui correspond le mieux à la posture dans laquelle on se trouve. Mais il n’en reste pas moins que ce n’est pas moi qui ai commencé. Je veux bien, dans une certaine mesure, et dans un souci de conciliation, prendre une part de responsabilité. Mais il est exclu que j’assume seul l’entier du fardeau. Il faudrait plutôt aller voir du côté des vrais responsables. Ils ne doivent pas être bien difficiles à dénicher. En cherchant bien on devrait pouvoir leur mettre le grappin dessus. Ils habitent toujours dans le même monde que nous, ou pas ? Ils ne se sont quand même pas payé un univers parallèle. En plus, il paraît qu’ils ne se cacheraient même pas. Certains m’ont juré qu’ils les ont vus se pavaner.
N’importe qui, avec une bonne capacité visuelle et un peu de patience devrait pouvoir en observer plusieurs. Grosses bagnoles, jets privés et îles paradisiaques, ce sont des éléments qui peuvent aider à les distinguer des autres, des gens comme nous. Bien sûr qu’ils se comportent bizarrement. On voit très clairement qu’ils ne sont pas régis par les mêmes règles. Ok, je sais, ce sont eux qui édictent les lois et ils peuvent faire ce qu’ils veulent, mais quand même. Du genre, viens là que je t’allonge une bizarrerie, laissez-moi vous dire qu’ils sont champions. Et en plus, c’est tellement abracadabrant que tu te dis « mais ce n’est pas possible, j’ai dû mal comprendre ». Et bien non ! C’est comme ça, point barre. Du style, 10% des habitants de la terre ont plus de 83% de toutes les richesses de la planète. Pire, les huit personnes les plus riches possèdent autant que la moitié des autres, tous les autres réunis ! Vous voulez leurs noms ? Jeff Bezos, Bill Gates, Warren Buffet, Bernard Arnault, Mark Zuckerberg, Amancio Ortega, Carlos Slim, Charles Koch, David Koch, Larry Ellison et Michael Bloomberg. Pas besoin d’en rajouter. Je crois que le message est assez clair. Ceci dit, je ne comprends pas trop le projet au départ. Il y a dû avoir un problème à l’allumage pour que ça ne tourne pas rond. Et plutôt que d’arrêter la machine pour réparer le bug et, enlever la pièce défectueuse, on fait comme si de rien n’était et on la laisse zigzaguer en baissant la tête. C’est vrai que c’est joli et impressionnant à voir. Mais ça donne le tournis à force.
– Bordel, de bordel de chierie de merde en boîte !
Joseph en était à ce point-là de sa réflexion, les yeux dans le vague, il sirotait son café. C’était un charmant petit troquet au bord de la plage. Après tout, pas vraiment de quoi se plaindre. La terrasse ombragée était agréable. Il avait mangé de bon appétit. Il faut dire que l’émotion ça creuse l’estomac. Ce n’est pas pour rien qu’un condamné à mort dans le Dakota du sud, dans son costume orangé d’une pièce, se voit toujours offrir un excellent repas de son choix juste avant de passer sur la chaise électrique. Rien de pire que de mourir le ventre vide. Et puis, il faut reconnaître, quand on a faim on n’est plus vraiment soi-même. On est moins concentré, moins attentif aux petits détails. Cela ne se joue à pas grand-chose me direz-vous. L’homme est tellement égoïstement auto-centré sur son propre estomac, qu’il en perd de vue les petits plaisirs de la vie. Mourir électrocuté sans s’être bien rempli la panse, personne n’y pense. Et puis, tant pis si le condamné ne profite pas pleinement du moment, de l’intensité particulière de la décharge qui lui brûle les entrailles, pourvu qu’il soit repu. C’est d’un narcissisme à toutes épreuves.
– Oh ça va, ne fais pas cette tête. Puisque je te dis que c’était la vanque de mon père, le rassura Crise. Disons que c’est là qu’il met tout son pognon, et Dieu sait s’il en a. Autant dire que tout ce qui est là-dedans lui appartient. C’est comme une sorte d’accord tacite entre nous.
Crise pensait, à tort ou à raison (qui sommes-nous pour juger), qu’elle pouvait se servir, à sa guise, quand elle avait besoin d’argent, s’imaginant que son vieux père fermerait les yeux sur chacune de ses lubies. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’a jamais porté plainte. Il ne manquerait plus que ça d’ailleurs, c’est sa fille après tout. Et puis ce n’est qu’un petit braquage de rien du tout. Il n’y a pas mort d’homme, détendez-vous. Crise posa sa main sur le bras de Joseph.
– Au fond, si on ne peut pas prendre à ceux qui nous démunissent, compléta-t-elle, qui serait-on en droit de détrousser ? Je te le demande ? On ne peut pas, nous aussi, résolument prendre aux pauvres. Ça ferait de nous, le même genre de personnes, non ?
Un raisonnement qui tient la route. Il faut savoir garder sa dignité et la tête haute le matin en se rasant. Et puis n’était-ce pas Joseph Poisson SA qui disait l’autre soir à l’assemblée de l’ASF, je le cite de mémoire : « On se fait suffisamment brimer, mépriser, insulter, humilier pour que tout ceci ne reste pas enfermé au fond de nous. Notre vie est là, elle est moche, elle pue mais, c’est la nôtre, on n’en a pas d’autres. Et pour tout dire, c’est probablement tout ce qui nous reste au final ». Vous voyez, avoir une bonne mémoire ça peut aider dans la vie. Pas au point de vous sauver, certes, mais ça peut éviter de finir dernier, juste devant la voiture-balais. En tout cas moi, je l’ai bien écouté. Je n’ai pas fait la sourde oreille. D’ailleurs une oreille sourde, c’est aussi utile qu’une brosse sans poils, non ?
– Ok, je comprends, enchaîna Joseph. C’est juste que tout est très soudain. J’ai l’impression que tout va trop vite. Et puis, moi aussi j’ai mon lot de problèmes avec lesquels je dois gérer.
– Ne t’inquiètes pas, le réconforta Crise, je sais ce que c’est, je suis passée par là moi aussi. Pour l’instant on doit se recentrer sur nous-même. Je crois que cette petite sortie nous fera le plus grand vien à tous les deux. Ça nous permettra de reconnecter nos chakras et qui sait, peut-être, que tu auras l’occasion de me parler de ton paradoxe de l’orange.
– Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Je veux dire on est là, sur cette très jolie plage mais, c’est quoi la suite ?
– Une recherche !
– Une quoi ?
– Une recherche, tu sais l’action de connaître ce qui était ignoré, inconnu ou caché. Quand quelqu’un se rend à un endroit qu’il n’a jamais aperçu auparavant et qu’il tombe sous le charme. Ou pas, ça dépend, parce que le fait de découbrir n’est pas forcément lié au fait d’aimer. On peut discerner et détester. Par exemple, moi la première fois que j’ai connu l’existence j’ai détesté, ça m’a carrément dégoutée.
– Et je peux savoir quel est ce mystérieux endroit que je vais découvrir ?
– Chez moi ! Le pays des gens solitaires.
– Le pays des quoi ? Joseph avait sursauté les pieds nus dans le sable. Ça n’existe pas le pays des gens solitaires.
– Et pourtant si, ça existe et c’est chez moi !
– Mais bien sûr que non, c’est comme l’étoile de la mort, ça ne se trouve que sur grand écran, dans les salles sombres. Le pays des gens solitaires ça ne peut sortir que d’une chanson des Beatles mais pas dans la vraie vie !
– Je ne sais pas, il faudrait demander à Eléonore, ma mère ou carrément à Paul pour en être sûr.
– Paul ? Paul McCartney ?
– Mais non gros nigaud, Paul Ramaillo, mon père. Je t’en parlerais un jour peut-être.
Joseph Poisson SA émit un profond soupir, quelque chose venue des derniers recoins de son intérieur fatigué.
– Joseph, ne joue pas un personnage obtus ! Cela ne te ressemble pas, protesta Crise. Ce n’est pas parce que tu ne connais pas un endroit qu’il n’existe pas. C’est dingue, comme tu peux paraître égoïste parfois ! Et à contrario, je connais pas mal d’endroits dont tout le monde croit qu’ils existent, mais ce n’est pas le cas.
– Comme quoi par exemple ?
– L’île aux enfants !
– Mais l’île aux enfants, ça n’existe pas !
– Oui, je sais. C’est ce que je te dis. Tout le monde pense que ça existe, mais dans les faits : non. Elle n’existe que dans notre imagination !
Les soupirs ne sont pas toujours parents de la fatigue, ou alors peut-être que si, après tout, un peu de lassitude mais mélangée à une forme indéfinissable de nostalgie. Joseph eut une pensée pour Casimir et son cousin Hyppolite, les héros de sa jeunesse. Il repensait à cette île mystérieuse, pleine d’enfants, qui apparaissait dans sa petite vie tous les mercredis après-midi. François le marchand de ballons, Sabrina la petite brune qui tenait le kiosque, sans oublier Monsieur le facteur. Petit, Joseph était persuadé qu’un jour, il irait sur cette île. Il s’en était fait la promesse. Dans un coin de sa chambre il avait laissé une petite valise avec quelques habits de rechange, des jouets et bien sûr des bonbons pour tous ses futurs nouveaux amis de l’îlot mystérieuse. Les années ont passé et le grand départ n’est jamais venu. Peu à peu l’idée était sortie de sa tête, effacée comme une bonne résolution de janvier. Ce n’est que maintenant, bien des années plus tard que cette promesse lui revient à l’esprit. Combien de serments faisons-nous pour les voir finalement disparaître dans le néant ? Il est probable qu’au moment de s’engager on se sent ragaillardi. Une résolution qui nous fait du bien et nous aide à affronter les difficultés du présent. Au fond, ce ne seraient que des béquilles qui nous aident à ne pas boiter, à marcher plus droit, malgré les vents contraires.
– Alors ce paradoxe de l’orange ? demanda Crise
– Il existe un mystère dans le monde de l’agroalimentaire dont personne ne parle et qui pourtant pourrait justifier le titre de plus gros scandale de l’histoire, commença Joseph Poisson SA. Tout le monde le connaît, le vit au quotidien mais personne n’y fait rien. C’est un peu comme si chacun s’était résigné, avait abandonné le combat. Les moulins ont gagné par forfait. Sont-ils trop forts ? Nous trop faibles ? Nous ne le saurons jamais la bataille car, n’aura jamais lieu. Pourtant les grands textes historiques nous le rappellent souvent, quand la cause se trouve de notre côté, on se sent portés par une force mystérieuse, de nature à retourner les montages. Non pas que de renverser une montagne représente un quelconque intérêt de nos jours, c’est juste pour dire qu’il faut croire en ses combats, surtout si ceux-ci sont justes. Il faut, en tout cas, ne pas avoir peur de les mener. Perdre n’est pas une raison suffisante qui justifie la défaite. C’est vrai quoi ! Pendant combien de temps vont-ils continuer à nous enfumer avec leurs oranges? Je n’ai pas de statistiques précises, ni de sondages à l’appui, mais il y a clairement comme un problème contextuel. Quel que soit l’angle sous lequel on envisage la question, on se prend un point d’interrogation en pleine poire et non pas à petite vitesse, crois-moi!
Joseph marqua une pause. Il prit un petit galet qui trainaît à ses pieds et le lança sur les reflets argentés du lac. Le minéral fit quelques ricochets sur l’eau clair pour finir sa course dans l’immaculé plumage de deux cygnes qui se bécotaient à une dizaine de mètres de là. Joseph s’excusa platement de la main et enchaîna.
– Combien de fois as-tu acheté un filet d’oranges dans ta vie ? La question de Joseph n’attendait pas de réponse, Crise ne répondit d’ailleurs pas. Cent fois, peut-être mille fois, et chaque fois c’est la même histoire et ce n’est pas une question du nombre d’oranges pas plus que de leur provenance. Qu’elles viennent de Floride, d’Israël, d’Espagne ou d’Afrique du Sud, c’est la même réalité qui se répète à l’infini. Bonnet blanc, blanc bonnet. Chaque filet compte invariablement une orange pourrie. Même si de prime abord elles paraissent toutes bien belles et juteuses, mais tu peux être sûr que le lendemain de tes achats l’une d’entre elle aura commencé à se décomposer. C’est à se demander si tout ceci n’est pas fait intentionnellement. Comme si la pourriture devait délibérément faire partie de notre vie. Le paradoxe de l’orange ce sont tous ces filets d’agrumes et cette théorie s’applique aussi aux mandarines et aux pamplemousses, tous ces filets de fruits que l’on nous vend et qui portent en eux les germes de la pourriture. Tu comprends ? On croit acheter quelque chose de fruité et de bon que l’on va déguster en toute décontraction, en jus avec une rasade de Campari et des glaçons. Mais ça n’est juste pas possible et pas de notre fait. Simplement parce que quelqu’un qui nous a refourgué les oranges, a décidé que dans le lot, il devait y en avoir une au minimum qui serait impropre à la consommation. Tu vois Crise, d’une certaine manière, je ne peux pas m’empêcher de voir dans cette théorie une main mise extérieure sur nos vies. En substance j’ai la sensation que dès le départ et quoi qu’on y fasse, nos espoirs sont corrompus et portent en eux les germes de leur propre décomposition. Tout se décide à notre place et dans notre dos. On croit avoir voix au chapitre…tschotschop… mais on ne fait que lire notre destin entre les lignes d’un livre …tschotschop… de la bibliothèque rose ou verte, la couleur n’a pas d’importance. C’est une peu comme notre vie…tschotschop…. Je ne peux pas m’empêcher de penser. …tschotschop… Tu pleurs, …tschotschop… tout va bien ?
Se retournant, Joseph remarqua des larmes couler sur les joues de Crise. La jeune femme gardait la tête haute mais, ses yeux étaient mouillés comme ceux d’un canard en hiver. Il ne comprenait pas bien ce que Crise disait. Le bruit assourdissant d’un hélicoptère en phase d’approche s’immisçait dans leur conversation.
– Oui ça va…tschotschop…, c’est juste que je crois …tschotschop… que c’est moi …tschotschop… l’orange pourrie.
En rappel et avec beaucoup d’agilité un homme se jeta hors de l’hélicoptère qui survolait le jeune couple. D’une main, le rappeliste (pour peu que ce nom existe et si tel n’est pas le cas, le voici inventé) retenait fermement une corde et son baudrier lié à l’appareil en mode stationnaire, et de l’autre il tenait une lettre cachetée. Sur les flancs de l’appareil, les initiales LML sur fond noir et surlignées d’un très doré rappelait l’appartenance de l’objet volant. Joseph reconnu au premier coup d’œil l’homme qui n’était pas le Père Noël mais qui lui ressemblait drôlement.
– Joseph Poisson SA ? cria ce dernier. Sans attendre de réponse, il lui tendit la lettre qu’il tenait fermement dans son gant velouté de rouge et blanc. Voici la convocation pour votre première assemblée générale. « Be there or be square », crut-il nécessaire de rajouter avec un fort accent belge.
L’homme à la barbe blanche fit un signe précis au pilote qui le remonta au moyen d’un petit moteur électrique situé sur le côté de l’appareil. L’hélicoptère prit un peu de hauteur et exécuta un tourné serré habile à 180 degrés, du plus bel effet, avant de complètement disparaître derrière les arbres.
Poisson contempla la lettre. Crise avait disparu en quelques secondes à peine, presque hors de son champ de vision. Des habits épars à même le sable lui suggérèrent que la fille nue qui se baignait dans l’eau cristalline du lac était probablement elle.
A n’en pas douter et, ce chapitre ne nous contredira pas, les soupirs sont souvent un doux mélange de fatigue et d’émotions difficilement contenues.
Chapitre 20 – "Livre comme l'air"
– Oh, ça va !
Vous imaginez bien que je sais parfaitement ce qui est en train de se passer. Après tout, je ne suis pas complètement aveugle, ni étranger au mouvement qui se crée, là maintenant sous nos yeux. Vous pensez sincèrement que je n’ai pas d’idée sur ce que vont dire les critiques et les spécialistes du genre littéraire ? « Un ovni déboule sur la planète du livre », une nouvelle vague souffle avec force sur le monde de l’écriture, elle balaye les vieilles chaises branlantes en les faisant valser dans une tempête de fraîcheur ». D’autres parleront « d’une impétuosité et d’une jeunesse exacerbée qui s’écrit et qui force la nouvelle écriture dans ses retranchements les plus insondés ». Les moins originaux ou les plus cons parleront simplement de miracle, de génie littéraire poussé à son paroxysme. Et Dieu sait quoi encore comme ramassis d’inepties du même genre.
Moi je m’en fous, je ne suis pas là pour ça. Je n’ai pas le temps pour ces histoires. Il y a des choses très importantes qu’il faut régler. Tout ce tralala je vous le laisse. Faites-en ce que vous voulez. Si vous avez du temps pour ces conneries, libre à vous. Moi, j’ai une histoire à raconter.
Les quelques jours qui suivirent cette baignade improvisée dans les eaux cristallines du lac d’Annecy furent merveilleuses. Crise et Joseph ne se quittèrent plus un seul instant. Leurs corps, autant que leurs paroles, se mêlèrent dans des rencontres explosives qui n’en finissaient pas. Ces moments étaient sirupeux au possible et dégoulinaient de miel naturel comme une tartine trop chargée, servie dans un petit déjeuner à gogo où les yeux ne font qu’une bouchée du ventre. Un amour à déconseiller aux diabétiques. Mais le couple n’en avait que faire des autres, de tous les autres. Crise et Joseph étaient seuls au monde. Le temps s’était arrêté, il avait suspendu son vol, les amateurs de Martine s’y reconnaîtront. Le monde en fit autant en s’effaçant, il n’existait plus, en tout cas plus comme élément principal d’un cadre de vie partagé par tous, sinon pour servir de décor aux intentions que les jeunes amants se prodiguaient en toute privauté.
– Tu sais Joseph, avec toi je me sens livre comme l’air s’était amusée Crise au détour d’une balade.
Joseph Poisson SA ne relevait plus ce genre d’approximation grammaticale, il ne put toutefois, se retenir de penser en son for intérieur, que l’expression avait quelque chose de délicieux. Ce serait parfait pour un titre de livre se dit-il en resserrant un peu plus fort l’étreinte sur la main de son amour si subtilement dyslexique.
Les deux amants avaient trouvé un petit hôtel proche de toutes commodités, comme on peut le lire dans les guides et les sites de partage. Mais ils n’avaient que faire de ces soi-disant commodités. Leur petite chambre s’ouvrait sur un canal malodorant par forte chaleur. Ils y salissaient les draps comme des adolescents. La pièce comptait un grand lit disposé face à une fenêtre encadrée de rideaux lourds ainsi que d’autres choses sans grand intérêt pour eux, à part peut-être, une douche italienne. L’Italie était souvent au cœur de leur conversation. Crise aimait Venise.
– C’est la Sérénissime qui m’a sauvée de la haine, soupirait-elle en s’étirant les bras.
Dorsoduro, littéralement le dos dur. C’est dans ce quartier populaire et peu connu à l’est de la très prisée place Saint Marc, où s’agglutine chaque année des millions de pigeons (pas toujours recouverts de plumes) que s’installa notre adolescente meurtrie. Dépressive et malheureuse, elle se dit qu’il ne devait pas y avoir meilleur endroit sur terre que la ville de l’amour pour y terminer ses jours. Un joli pied-de-nez à tous ces sentimentalistes du dimanche. Mais c’est tout le contraire qui se produisit. Loin des clichés de carte postale et des bisous « engondolés », Crise apprit à connaître et à aimer une ville pleine de contrastes, pleine de douleurs et de colères, à mille lieues de l’image véhiculée aux quatre coins du monde. Elle comprit que pour survivre, même à Venise, il fallait avoir des épaules solides et une carapace à toute épreuve. Crise n’avait ni l’un ni l’autre. Mais c’est à Dorsoduro qu’elle se construisit, dans ce petit quartier que ses habitants surnommaient le pays des gens solitaires. Elle passait ses journées à déambuler dans les ruelles biscornues et à enjamber des ponts de pierre branlants. Peu à peu elle mémorisa intérieurement une carte précise de Venise, pas un recoin de la ville des amoureux n’avait de secret pour elle. Elle pouvait s’y perdre et retrouver son chemin comme une mère recouvre ses petits.
– Aucun être humain n’avait daigné me donner de l’amour, confia Crise, c’est pourquoi je suis allée chercher du réconfort auprès de ces vieilles pierres usées, salies, imprégnées par le temps et l’histoire du monde.
Il n’était, en effet, pas rare que Crise s’arrête au détour d’une promenade solitaire et enlace un coin de maison ou une vielle fontaine en marbre brut de Carrare, comme il y en a tant au cœur des places cachées. Loin des touristes obèses venus du continent qui transpiraient à grosses gouttes dans leur t-shirt en synthétique, Crise était perçue au fil des années, par les Vénitiens, comme une espèce à part. Une sorte d’âme en peine à la dérive, un peu fofolle et nostalgique. Crise avait vraiment Venise dans la peau, au sens propre et au sens figuré. Elle aimait cette ville par-dessus tout. Elle savait qu’elle y finirait ses jours. Peut-être même que la mort l’attendait-elle déjà, impatiente de la prendre dans ses bras et de la recouvrir de sa grande cape noire et poussiéreuse. Si ça se trouve, la grande faucheuse devait déjà faire le pied de grue à l’angle entre la calle Sporca de le Pazienze et la Fondamenta Gherardini. Un deux pièces cuisine qu’elle avait acheté avec le maigre héritage que lui avait laissé sa stripteaseuse de mère, victime il y a quelques années d’un accident fatal de pole dance. Mourir sur scène avait toujours été son rêve. Il fut exaucé.
Du bout de son index, Joseph Poisson se prenait pour un gondolier sur son embarcation noire et affutée. Il remontait rio di San Barnaba, tournant à gauche sur le rio dell Avogaria puis de nouveau à gauche sur le rio Malpaga terminant sa course sur le rio delle Eremite. Allongée, nue à ses côtés, Crise lui tournait le dos. 30-1-23 en chiffres romains tatoués entre ses belles omoplates. Le code postal de Dorsoduro dominait un long tatouage coloré des canaux et des ruelles de Venise, il s’étendait jusqu’à ses belles fesses rebondies. Un plan de la Sérénissime reproduit à l’échelle 1:5’000, des plus réalistes. Sa peau était douce et cette perspective aérienne de la ville des doges, procurait à Joseph un sentiment de plénitude caresse au bout de ses doigts. Crise appréciait, paisiblement, ce voyage digital sans tout le revêtement électronique qui galvaude le sens du mot de nos jours.
– En attendant, tu me dois une fière chandelle. Crise s’était légèrement retournée vers son amant, façon 95 degrés. Laissant apparître la naissance d’un beau sein bien ferme et arrondi, tout en dissimulant une partie de Venise sous les draps.
– Ah bon ? Pour m’avoir emmené presque de force dans ta boîte de conserve surpuissante, rendu complice d’un hold-up et fait connaître ton pays des gens solitaires ? rétorqua Joseph un peu surpris.
– Mais non espèce de gros dadais, Crise partit dans un rire léger, joyeux, un rire d’été, aérien et vaporeux comme un rosé pétillant. Mais non, poursuivit-elle, pour t’avoir sauvé la vie, pardi.
– Sauvé la vie ? J’ignorais que ma vie était en danger. Quelqu’un veut atteindre à mes jours ? Joseph n’était plus tout à fait à l’aise. Son humeur flirtait avec l’inquiétude ou l’appréhension.
D’une certaine façon c’est amusant comme les états d’âme peuvent se modifier en l’espace de quelques secondes à peine, non ? Je me suis toujours représenté la situation des humeurs comme un compteur dont l’aiguille oscillerait d’un extrême à l’autre en fonction des influences extérieures. Voilà, je trouve que c’est assez imagé. Certes Joseph, comme la plupart d’entre nous, n’ignore pas que toute chose à une fin. Mais il ne pensait pas que celle-ci allait venir si tôt, ni à cet instant précis dans cette chambre d’hôtel, ni dans ce lit et encore moins après avoir sillonné la belle ville de Venise tatouée sur le dos de la femme qu’il aimait.
– Quelqu’un a-t-il essayé de me tuer ? ajouta Joseph pour se rassurer ?
– Au contraire, quelqu’un n’a pas tenté de te tuer. C’est pour ça que tu n’es toujours pas mort, tu comprends ? Tu saisis la nuance ?
– Non, pas vraiment. Ce n’est pas, parce que personne n’atteint à mes jours que je peux être considéré comme un survivant, non ? Je veux dire la notion de vie tient à bien plus qu’à la seule potentialité de mourir. On ne peut résolument pas penser que je suis épargné simplement parce que personne n’a essayé de m’assassiner. Auquel cas, je serais sauvé tous les jours, toutes les heures, à chaque fois que quelqu’un n’essayerait pas de me flinguer. Je crois que ton raisonnement est un peu simpliste, pour ne pas dire manichéen.
– Tout de suite les grands mots et les théories à rallonge. Je te reconnais parfaitement là, Joseph. Tu sais, je commence à te cerner un peu. Je ne dis pas que j’ai fait le tour du personnage mais, je dois reconnaître que je commence à distinguer un peu ta personnalité. Crise poursuivit, rassure-toi, personne n’a essayé d’atteindre à tes jours. De ce côté-là, tu ne risques rien. Le danger c’est moi, j’étais censée te tuer. J’aurais dû…
– Censée me tuer, quoi ? Mais tu délires ? Tu me dis que tu vas m’assassiner, c’est bien ça ? Que d’une certaine manière, en schématisant, tu es la personne qui va me faire passer de vie à trépas ou l’arme à gauche pour reprendre une expression communément utilisée chez les militaires ? Et si je suis ton raisonnement tordu, parce qu’il faut admettre que si quelque chose est tordue, cela ne peut qu’être ton argumentaire torturé qui ose prétendre, pour la simple et bonne raison que tu ne m’as pas encore tué, fait de toi la personne qui m’a sauvé la vie. C’est bien ça ?
– Oui, à peu de choses prêt. Je crois que tu as suffisamment résumé ma pensée. Donc, je suis la personne qui t’a épargné. Mais attention ne te réjouis pas trop tôt. Tout peut changer en une fraction de seconde. Et le fait que nous ayons couché tous les deux n’y changera rien. Mais, je te garantis que si je te tue, tu risquerais effectivement de mourir, c’est une question de logique. Mais disons, pour m’innocenter, que ce n’est pas moi qui souhaite te tuer. On m’a demandé de le faire. Tu comprends ? J’imagine que pour toi ça ne fait peut-être pas une grande différence, mais pour moi, j’y discerne un fossé. Ce que j’essaie de te dire, précisa Crise en se retournant complètement et en enfonçant définitivement la ville de Venise sur le drap, c’est qu’il ne me serait jamais apparu à l’idée de tuer quelqu’un, à fortiori toi, de ma propre détermination. Je ne suis pas une « serial killeuse », je n’ai pas ça dans mes gênes. Je pense que si un jour, je te tue, ce sera malgré moi et je pense même que je n’en ressentirais aucun plaisir. Voilà comme ça les choses sont claires.
– Et peut-on savoir pour quelles raisons tu ne m’as pas tué ?
– Pourquoi j’ai assuré ton existence tu veux dire ? Et bien ma foi, je crois que j’ai besoin de comprendre un certain nombre de choses.
Joseph ne répondit rien. Il abandonna Venise en pensant, à raison, que l’existence réserve des surprises. Il n’en demandait pas tant. Au fond Hollywood nous rappelle que la vie est une boîte de chocolat. Mais au fond la vérité est beaucoup plus crue. La vérité, c’est un sacré sac d’emmerdes et ça n’a pas vraiment le goût du chocolat.
C’est sur cette idée de chocolat sur fond de perspective de mort que Joseph s’empara de ses chaussures et d’un pardessus. Il lui fallait sortir. C’est vrai qu’Annecy avait des faux airs de Venise, quand on y pense. C’est probablement pour ça que la capitale de la Haute-Savoie était surnommée la petite Venise des Alpes. Notez que se voir affublé du déterminant des Alpes n’est pas toujours un gage de qualité. Il n’y a qu’à demander au crétins.
Le bar-tabac de la rue royale vendait encore des cigarettes, heureusement. De nos jours plus personne ne fume. « Ces petits établissements allaient probablement disparaître, certainement avant les pandas albinos » se dit Joseph. Notre écrivain avait besoin de fumer un peu, comme d’autres ont l’irrépressible exigence de respirer quand tout va mal. Un paquet de Camel fit l’affaire. Il prit également deux Carambars. Il aimait le goût du caramel, cela lui rappelait sa jeunesse et masquait idéalement l’odeur du tabac dans la bouche, aussi bien que la vodka et, pour un prix plus abordable. Et puis, pour tout dire, il aimait aussi les blagues, celles qui se trouvaient imprimées à l’intérieur du petit emballage jaune.
« Anton Martis avait un don exceptionnel. Un de ces cadeaux de la nature que l’on n’entrevoit que dans les rêves ou dans les films américains à gros budget ». Bordel de merde en barre, s’exprima Joseph Poisson qui était, il faut le reconnaître, assez limité en terme de jurons.
La blague n’avait rien de très drôle, bien au contraire, l’écrivain y reconnu au premier coup d’œil, les deux premières phrases de son célèbre manuscrit : « l’homme masqué ». Enfin, célèbre, c’est une question de point de vue. « Mais c’est bon Dieu pas possible ! Quand est-ce que tout ceci va se terminer ? » se demandait Joseph Poisson. Si quelqu’un connaît l’ombre du début d’une réponse qu’il s’exprime maintenant ou, se taise à jamais.
Chapitre 21 – l'orange amère
Cher Joseph, mon petit poisson,
C’est par ces mots, d’une banalité confondante, que débutait la lettre trouvée par notre écrivain bafoué sur le lit refait. Plus de trace de Crise, de son corps nu et tatoué, ni de son odeur. Ses rêves de Venise s’étaient soudain évaporés. L’écriture était fragile, presque tremblante.
Mon père était un sacré salopard. Peut-être les douzes à lui tout seul. Cette lettre, que tu tiens entre tes mains, est son histoire, je te la confie le cœur lourd. Paul Ramaillo c’est le nom de mon père… Oui, mon père s’appelait comme ça. C’est un nom un peu bizarre, hein ? Je dois le reconnaître c’est assez étrange. Paul Ramaillo, ça ne sonne comme rien de très habituel. Ce n’est pas comme si tu t’appelais Tonoli par exemple ; les gens te disent : « Tonoli, Tonoli c’est italien ça ? » ça vient d’où, du nord ? Ou tout autre nom qu’on arrive plus ou moins à identifier géographiquement, à situer sur une carte avec des pays pleins de couleurs. Ramaillo c’est totalement indéfinissable. C’est comme un nom qui n’a pas d’origine. Alors quand tu te présentes, les gens ne disent rien. Ils tournent légèrement la tête vers le bas et regardent leurs chaussures.
Mon père a grandi seul, un peu malgré lui, dans un orphelinat. Je n’ai pas de peine à croire qu’il devait en vouloir à tout le monde. Ce genre de colère qui s’entretient et qui pousse au mieux à rester est à l’abri des regards, dans les profondeurs sombres de nos tripes. La haine n’est pas une plante verte qui grandit sur son balcon en attendant Noël. Elle n’a pas besoin de soleil ni d’eau douce. Au contraire, je crois que la haine ne grandit que dans la nuit la plus noire. Elle s’abreuve de sécheresse, à la limite, quelques sanglots pour les sels minéraux, mais rien d’autre. C’est une plante qui pousse partout. C’est incroyable comme on en trouve sous tous les climats et toutes les latitudes. Elle n’a aucun problème d’acclimatation, pas comme ces stupides abeilles qui se laissent mourir, comme des « drama queens », dès qu’on augmente un peu la température extérieure ou que l’on met par inadvertance du tetrachlorodibenzo-p-dioxin dans l’air.
Bref, c’est comme ça que Paul (pardonne-moi mon cher Jospeh, si je n’arrive pas à l’appeler papa) prenait soin de sa petite plante. Il lui parlait doucement comme on se confie à un ami mystérieux. Tous les soirs, il l’abreuvait avec des petits mots de colère, des jolies idées noires et ses envies de vengeance. Il lui répétait souvent : « ils vont me le payer, ils vont tous me le payer ». Ensuite, il s’endormait tranquillement en attendant le jour de l’addition.
Le montant de la facture devenait chaque jour plus élevé. Paul, qui n’était pas le dernier en math, avait vite assimilé le principe des intérêts. Les intérêts fixes et variables, les intérêts nominaux, du taux effectif global et actuariel. Mais, sa préférence allait sans conteste à l’intérêt facial, celui que l’on définit au moment de l’émission d’un titre et servant à calculer le montant du coupon en pourcentage de la valeur nominale du titre. Paul, n’ayons pas peur des mots était un fan de cet intérêt. Pour lui, rien ne pouvait être plus beau que le dividende en pleine gueule, à visage découvert, les yeux légèrement plissés face au soleil comme Clint Eastwood qui défie le truand dans un désert sans nom. Tu l’as compris, Paul échafaudait sa vengeance, brindille après brindille comme l’oiseau qui construit son nid. Il n’était pas la moitié d’un con, il paraît que la colère rend malin et affûte l’intelligence comme une lame de scalpel, Paul Ramaillo s’était rapidement intéressé à la science. Il obtint, à force de travail et de persévérance, un titre universitaire en neurosciences émis par correspondance d’une célèbre université américaine. Il enchaîna brillamment avec un doctorat en finance et en économie quantique. Durant ses études de biologie, il se passionna pour le striatum, dont il fit le sujet de sa thèse. Un organe peu connu, perdu au milieu de notre cerveau, de la taille d’un pruneau. Sans payer de mine, cet organe est pourtant le siège de nos envies, la citadelle de nos pulsions amplificatrices. Paul découvrit fébrilement que de là naissaient toutes nos convoitises. Le striatum est le centre de nos besoins inassouvis de gagner et de gagner toujours plus. Fraîchement diplômé avec mention, il réalisa le poids de cette découverte et se jura d’en faire un bon usage.
Aidé de quelques collègues spécialisés en chimie, il synthétisa en quelques années dans un laboratoire oublié, une molécule de dopamine, à même de décupler les pulsions du striatum. Grâce à cette molécule d’un nouveau genre, le centre de nos désirs se trouvait multiplié à la puissance dix. Les premiers cobayes qui testèrent, en toute innocence le médicament, devinrent en quelques heures à peine, de véritables bêtes assoiffées de gains. Plus rien ne résistait à leurs envies. Plus aucune limite à leurs besoins. Davantage d’argent, plus de sexe, plus de force, encore plus de tout.
Paul Ramaillo tenait enfin l’arme de sa vengeance. Il avait mis à nu le point faible de la race humaine et pouvait désormais préparer en toute tranquillité la facture car, il serait bientôt venu le temps de passer à la caisse et, il comptait bien s’en mettre plein les fouilles.
Grand amateur des Beatles, Paul adorait aussi la Nutella, il s’en offrait de belles tartines, longues comme le bras, à chaque fois que l’occasion se présentait. Il les savourait le matin au petit déjeuner, l’œil humide et le plaisir vif comme quand on découvre, à sept ans pour la première fois, à travers le trou de la serrure, le corps de sa grande sœur sous la douche. C’est pourquoi il nomma tout naturellement son médicament : le Nutellaxane Palofen.
La commercialisation de sa petite pilule brune pouvait enfin démarrer. Il avait, là aussi, prit grand soin de faire en sorte que son produit pharmaceutique reprenne les codes couleurs de sa pâte à tartiner préférée, du blanc, du brun et un peu de rouge. Après l’élaboration d’un business plan fouillé et richement documenté, il ne faisait pas un pli : les financiers et autres hommes d’affaires en costard cravate seraient les clients parfaits pour profiter de son stimulant neuronal. Dans un deuxième temps, dès que les retours sur investissements le permettraient, il prévoyait d’étendre son marché aux politiciens, aux acteurs et producteurs de films. Il n’eut pas à attendre longtemps pour mettre ses plans à exécution. Le produit eut un tel succès qu’au bout de quelques années toutes les places financières, les enceintes législatives et les travées du show business devinrent des plaques tournantes du trafic de Nutellaxane Palofen. Pas une personne influente, pas un responsable politique, pas un homme d’affaires, ni capitaine d’entreprises ni aucun individu doté d’un minimum de pouvoir, n’avaient échappé au bien fait de ce stimulant chimique.
Nous étions à la fin des années 80. Une nouvelle décennie se dessinait et les perspectives d’enrichissements paraissaient illimitées. La porte était grande ouverte. Au-dessus, des lettres en néon clignotaient d’un « servez-vous » très alléchant. Il n’y avait qu’à prendre. Le message était clair, les gens se servaient à pleines mains. Honte à ceux qui avaient les yeux plus petits que le ventre ou des pantalons sans poches. Mais attention les dents et les morsures car, la faim de richesse et la soif de fortune étaient grandes. Là, pas de problème d’indigestion. Les estomacs du gain sont solides, pas faits de vulgaire chair et de sang mais plutôt d’acier trempé et inoxydable. Ils ne souffrent d’aucun ballonnement, ne ressentent aucune satiété. Pas de problème de digestion non plus. Grâce au Nutellaxane Palofen, on pouvait se goinfrer à gogo.
Joseph marqua une pause, leva ses yeux de la lettre qu’il tenait d’une main un peu moite. Dehors, le décor n’avait pas changé, un peu d’eau avait coulé sous les ponts mais pas grand-chose. Il se replongea dans la lecture
Bref, je ne vais pas te refaire l’histoire. La suite on la connaît tous, les guerres, la crise, la misère, le harcèlement et nous y voilà.
C’est à cette époque que Paul rencontra ma mère dans le lupanar qu’elle tenait dans son petit coin de pays. Elle, la stripteaseuse sur le retour et lui l’homme d’affaires multimilliardaire allaient passer une nuit ensemble mémorable. Du peu qu’elle m’apprit sur son compte, c’est qu’elle avait connu un homme triste et émouvant. Même si leur rencontre ne dura que quelques heures à peine, elle me répétait souvent l’avoir aimé sincèrement. Peut-on aimer autrement que sincèrement, fourbement peut-être ? Crise essuya une petite larme invisible ou refoulée, oui ! Tout le monde le fait, tout le temps. Pourtant, ce soir-là, sous les escaliers en colimaçon qui menaient vers les lupanars du « Dream girls », il y eut un éclair d’amour et de sincérité entre ces deux êtres. Paul Ramaillo était un homme triste, des propres mots de ma mère, elle avait trouvé, entre ses bras, une personne dont le poids et la souffrance lui pliaient l’échine. Tout le monde n’est pas Atlas après tout. Et la terre, avec son lot de couillons et d’abrutis qui la ramènent en long, en large et en travers, ça finit par peser son poids. Au petit matin, son amant était parti. Tout au plus avait-il laissé une petite note sur l’oreiller qui disait ceci :
« All we need is love »
Plus personne n’eut jamais plus de nouvelles de Paul Ramaillo, le richissime homme d’affaires. Après cette soirée-là, il disparut de la surface de la terre. Certains le disent mort et enterré et d’autres, le suspectent de vivre reclus comme un ermite dans une grotte dans le Vaucluse.
Voilà, mon cher Joseph, c’est ainsi que j’ai grandi dans l’étouffante ombre d’un père absent. Sa présence aurait été probablement encore plus pesante. Et pas sûr, d’ailleurs, qu’elle m’aurait rendu la vie moins écrasante. Ma mère s’est occupé de mon éducation, mais c’est auprès de Gianni que j’ai trouvé un semblant de figure paternelle. Gianni, c’est un taxidermiste un peu entiché de ma stripteaseuse maternelle, qui venait l’observer sous ses fenêtres les jours de match. Moitié cinglé, moitié poète, c’était un grand amateur de chiffres et de théorèmes abscons. Tous les deux, nous avons passé un nombre incalculable d’heures à discuter dans le petit jardin anglais au bord du lac. Je rêvais d’y installer ma maison. La vue était dégagée et les odeurs marines me projetaient dans des grands espaces inconnus. C’est lui qui m’a incitée à partir pour Venise, sa villa natale. Je ne lui dois rien, me doit-il quelque chose ? Je n’en sais rien. Mais Gianni a beaucoup compté pour moi, à une époque où les choses étaient un peu compliquées, il a trouvé des mots simples, tellement simples, que parfois je me demandais s’il n’était pas juste un peu con. Mais il ne l’était pas, le reste oui.
À sa seule évocation, cette histoire m’est lourde à porter et c’est pourquoi je te la confie, maintenant, je suis partie. Qu’aurais-tu fais à ma place ? De savoir mon père à l’origine de ce marasme planétaire dans lequel nous vivons depuis tant d’années me fait penser que je ne vaux surement pas mieux que lui. Je suis l’orange, cette fameuse orange pourrie dont tu me parlais. Celle qui se trouve être au cœur de ton paradoxe. Je suis celle que l’on trouve dans chaque filet, quoi qu’on y fasse, elle est là, elle se décompose et entraine les autres à sa suite. Voilà, je pars. Je t’aime mais je m’en vais, la preuve que ce n’est pas incompatible. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’au fond, les oranges ne sont peut-être pas non plus responsables de leurs actes. Peut-être que l’on ne choisit pas d’être pourrie. Peut-être que la vie nous impose des choix qu’il nous faut porter et assumer.
Joseph ne relut pas la lettre plusieurs fois, ça n’est que dans les livres de grand maman que le héros relit une lettre plusieurs fois. Je crois qu’il avait bien compris la première fois.
Capitre 22 – Le Carambar salé
– Il en va de la survie de notre industrie traditionnelle et séculaire, mon bon Poisson !
L’agent littéraire mettait tout ce qu’il fallait d’intonations et de gestuelles convaincantes en s’adressant à Joseph. L’imprésario avait pris soin de recevoir son client un peu agacé par sa découverte caramélisée, dans la pièce spéciale qu’il réservait aux situations litigieuses et hautement susceptibles de déraper. C’est ici qu’il avait reçu, entre autres, Amélie Nothomb pour lui demander de remplacer ses vieux chapeaux façon 18ème par des casquettes au look plus jeune afin d’attirer un public revigoré ou, Frédéric Beigbeder pour lui proposer de se raser et de refaire chirurgicalement un nez aux contours plus fins et mieux à même de lui assurer une percée sur le marché américain du livre dont les acteurs sont réputés très sensible à l’apparence nasale.
Appelée « emergency room » comme il l’avait entendu dans quelques films américains à gros budget, son bureau était placé sous une cloche de verre de plusieurs centimètres d’épaisseurs. A l’abri des tentatives de strangulations, des jets d’agrafeuses et de perforatrices métalliques, mais aussi de tout autres projectiles plus susceptibles d’attenter à ses jours. Jean-Bernard Liecht communiquait avec l’extérieur à travers un petit micro placé sur son pupitre.
– Mon bon Poisson, je comprends que vous soyez surpris de retrouver votre œuvre à l’intérieur d’un Carambar, enfin je dis œuvre, il me semble que torchon serait plus adéquat. Mais sachez que question blagues, il serait juste de dire que c’est vous qui avez commencé, n’est-ce pas. D’un index ridiculement petit et accusateur, l’imprésario pointait l’écrivain à travers la vitre renforcée. C’est vrai quoi, venir me demander de publier votre texte, à moi, l’agent des plus grands écrivains, on n’a pas idée ! Et puis considérez-vous heureux que Carambar ait accepté d’éditer vos quelques lignes ennuyantes à l’intérieur de leur célèbre emballage jaune et rouge. Sachez, pour votre gouverne, reprit-il avec plus d’enthousiasme que cette petite barre française de caramel mou, c’est plus d’un milliard de consommateurs chaque année. Vous rendez vous compte, un milliard de lecteurs potentiels ! C’est plus que Houellebecq, Musso, Levy, San Antonio et les apôtres réunis. Alors excusez du peu, mais franchement il n’y a pas à tortiller du cul, comme on dit chez vous.
Joseph Poisson n’avait pas l’intention de tortiller, mais il était quand même loin de l’image qu’il se faisait de la publication de son premier roman. Il avait le plus grand respect pour la petite barre caramel-chocolatée, mais selon lui un roman qui se respecte, devrait paraître sur des pages blanches recueillies au milieu d’une couverture cartonnée de plus ou moins grosse épaisseur. Le tout dans une jolie forme cubique et dégageant une belle odeur de livre neuf et non pas de caramel mou. Mais il n’eut pas le temps de formuler son objection.
– Et vous, vous êtes là avec votre bonne tête d’écrivain un peu paumé, reprit l’agent des plus grands écrivains. À la limite si vous étiez maudit peut-être auriez-vous un infime espoir de percer dans le métier, mais non, vous avez décidé de n’être qu’égaré, pas vraiment un avantage dans le monde littéraire, vous me le concéderez. Vous aurez plus d’espoirs de former une équipe de sumo performante avec des petits rats d’opéra que de percer dans cet art. Et puis, ajouta l’imprésario volubile qui ne manquait pas d’arguments convaincants, faites preuve d’un peu de sens civique mon gros Poisson. Tous ces milliards de consommateurs de carambar aux dents toutes pourries ne demandent qu’à accéder à l’écriture à bas prix. Entendez bien ce mot : bas prix, low cost en anglais ! On les a considérés comme des cons pendant des années avec des blagues qui n’étaient pas drôles, on peut bien leur refourguer de la littérature qui n’en est pas après tout. Ils n’y verront que du feu, à la ni vu, ni connu, je t’embrouille et j’te touche les couilles !
Joseph Poisson n’était pas de taille à lutter. Il ne pouvait qu’écouter au point de ne plus entendre. Il laissa son regard, de guerre lasse, se perdre sur la pièce qui tenait lieu de décor à cette rencontre agaçante. Toujours ces milliers de post-it pleins de couleurs qui décoraient les parois. Chacun, annoté d’informations diverses, importantes ou pas, qui était-il pour juger. Au fond, il trouvait ça assez joli. Les mots sous toutes ses formes avaient quelque chose de fascinant. A quoi pouvaient bien servir toutes ces petites notes, il ne demandait qu’à les interroger, mais il y en avait trop et n’arrivait pas à donner un semblant d’ordre dans ce bazar de lettres. Joseph se contentait de se laisser bercer comme on survole un livre sans se plonger dedans…
Iiiiiii, hiiiii, iiiiii, hiiiii. Une alarme stridente retentit et se répandit violemment jusqu’au tréfonds de ses conduits auditifs. Joseph Poisson SA se fit expulser du doux coton de sa balade rêveuse. L’imprésario, qui ne manquait pas de ressources et de gadgets adaptés, venait d’actionner un bouton situé à droite sous le 1er tiroir de son bureau. La diversion sonore eut pour conséquence de ramener l’attention de l’écrivain autour de la conversation qui les réunissait.
– Alors mon Poisson, je vous avais perdu. C’est bon vous voir de retour du pays des songes ? Parce que là, il va falloir m’écouter attentivement. Je sais que pour vous, qui avez la capacité de concentration d’une huitre, ça va être compliqué mais, je vous encourage à trouver au plus profond de vous toutes les ressources nécessaires. C’est important !
– Oui, je vous écoute. Joseph avait repris quelques couleurs et la perspective d’être lu par plusieurs milliards de personnes, même à la dentition toute cariée ne lui apparaissait plus du tout comme un outrage à son œuvre. Il crut bon préciser pour son imprésario, à voix haute et sur un ton conciliant « ma foi, le succès arrivera avant l’argent ».
– Et bien non, mon petit scribouillard, le succès vient jamais avant l’argent, l’imprésario, dans sa bulle de verre, s’était penché en avant pour crier dans le micro. Ce n’est pas compliqué, c’est comme dans le dictionnaire, le succès se trouvera toujours après l’argent, loin, très loin derrière. Alors merci d’arrêter vos phrases à deux balles on n’est pas chez le coiffeur en train de se faire shampooiner les cheveux. Il faut être vraiment étriqué du ciboulot pour penser comme ça. C’est bien là le problème ! Tout ça a un coup et pas des moindres. Parce que imprimer votre texte ne se fait pas tout seul. Et laissez-moi vous dire qu’il a fallu en graisser des pattes pour que votre texte insignifiant enrobe le plus célèbre caramel français. Un fleuron de notre industrie, je vous le rappelle. Alors parlons peu parlons bien, il va falloir maintenant couvrir ce qu’on appelle les frais d’impression. Et la laissez-moi vous dire que je n’ai pas ménagé mes efforts pour garder la somme dans le domaine du raisonnable. Autant vous dire tout de suite, histoire que vous ne vous berciez pas d’illusions, que ces mecs-là, ils ont beau produire du sucre, question business ils ne font pas dans la mélasse.
– Attendez, interrompit Joseph Poisson SA, vous êtes en train de me dire que je vais devoir payer pour l’impression de mon livre…
– Torchon, rectifia Jean-Bernard Liecht qui était décidément très à cheval sur les mots utilisés, et c’est tant mieux on ne prête jamais assez d’attention aux détails.
– Oui, torchon si vous préférez, n’ergotons pas autour des mots. Donc, qu’il m’incombe désormais de payer tous les frais d’impression, c’est bien ça ? Si je devais résumer, au plus proche de ma compréhension et, n’hésitez pas à me corriger si je me trompe. Et quand je dis corriger, j’entends le verbe dans le sens premier du mot, je ne m’attends pas à ce que vous me colliez une rouste sur le marché (Il ne manquerait pas plus ça). Je dois donc couvrir tous les frais d’édition pour être publié dans une barre caramélisée qui colle aux dents. Autrement dit : mes écrits, sont réduits à l’équivalent postmoderne des blagues de Toto, et je dois payer pour cet effet de manche. Et sans indiscrétion combien devrait me couter cette opération ?
– Deux cent quatre-vingt mille Euros, payables à 30 jours, sans compter ma commission qui s’élève elle, à vingt-huit mille Euros net. Mes dix pourcents, quoi !
– ….
– Mais, voyez le bon côté des choses, maintenant que vous êtes constitué en société anonyme, ceci ne devrait pas être un problème pour vous. N’est-ce pas M. Joseph Poisson SA, une levée de fond auprès de vos actionnaires et hop, le tour est joué, non ?
Joseph était fatigué. Le voyage, le départ de Crise et cette suite ininterrompue de peaux de banane que la vie s’échine à mettre sur sa route. À se demander si l’existence n’est pas finalement qu’une sale guenon en mal de sensation. Joseph, endetté et expulsé manu militari du bureau de son agent littéraire, traine sur le trottoir sans savoir vraiment quoi faire. Jeanne Mas lui dirait que si on l’avait conseillé, tout serait si différent, il aurait su pardonner. Il serait moins seul à présent, somnambule il a trop couru, dans le noir des grandes forêts, il s’est souvent perdu. Dans des mensonges qui tuaient il a raté son premier rôle, mais il jouera mieux le deuxième. Malheureusement Joseph Poisson n’est pas dans un clip des années 80. Pas sûr que Jeanne puisse l’aider avec ses chansons, quelqu’un sait-il ce qu’elle est devenue ? Merci de laisser un message aux objets perdus. C’est n’est pas vraiment sur cette option qu’il peut compter.
Joseph avise une camionnette blanche parquée en double file. Un véhicule de livraison, marqué des initiales de l’agence. Un besoin irrépressible de se venger le prend. Comme un second souffle après l’effort. Pourquoi pas après tout, à force de prendre des coups, en donner quelques-uns, ne peut pas faire de mal, au contraire ça offre des perspectives différentes, un point de vue original et un sentiment d’appartenance. Il va quand même falloir trouver une issue à tout ça.
Chapitre 23 – L'équation
Il faut reconnaître qu’un véhicule c’est quand même plus pratique pour se déplacer. On peut se rendre d’un point A à un point B en moins de temps qu’il n’en faudrait pour effectuer la distance à pied ou sur les mains, même en ayant une formation d’acrobate. Maintenant, encore faut-il bien déterminer les points en question. Parce que, A et B ça ne veut rien dire. C’est une image, un moyen pour résumer tous les points possiblement joignables sur une distance donnée, sans en mentionner aucun. C’est une sorte d’artifice si vous voulez, mais attention, pas de ceux qui explosent dans le ciel, parés de mille couleurs pour la fête nationale, plutôt du genre à rester bien prêt du sol, hauteur des pâquerettes.
Joseph roulait avec la camionnette sans savoir précisément où aller. Il avait besoin de mettre de la distance entre lui et ses récents évènements qui lui chamboulaient la vie. Ça tombe bien, il aime conduire. Non pas comme un pilote de Formule un qui lèche les chicanes et monte sur les vibreurs, mais plutôt comme un chauffeur du dimanche qui apprécie simplement sentir le vent souffler sur son visage avec le coude en appui sur le rebord de la vitre à moitié baissée.
– Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de cette cargaison?
Joseph avait rapidement constaté que la camionnette volée contenait plusieurs milliers de boîtes neuves de post-it tout emballés. Un chiffre volontairement approximatif dans la mesure où il nous est impossible, à ce stade, d’articuler de données plus précises. Sans attendre son reste, l’écrivain à bord du véhicule blanc s’était enfuit. Joseph Poisson était partagé entre deux sentiments. Le premier, assez satisfaisant, d’avoir dérobé à son agent une cargaison précieuse. C’est tout du moins ainsi qu’il l’avait estimé, en pensant à toutes ces centaines de post-it qui recouvraient les murs du bureau de l’ineffable. Il se disait, à moitié convaincu, que voler un voleur ne faisait pas de lui un voleur. C’est en tout cas, la philosophie de vie développée il y a un peu plus de mille ans par Robin des Bois. L’autre sentiment était un peu plus mitigé. Proche du doute, celui de ne pas vraiment savoir quoi faire de cette marchandise encombrante et, pour tout dire, superflue pour qui n’y voyait aucune utilité. Il discernait bien les limites que consistait le vol de post-it. Il faut dire que dans sa fonction, cette brillante invention américaine reste assez limitée. Il se dit, en rangeant ce questionnement dans un recoin de sa tête, qu’il aurait bien le temps de revenir sur le sujet et de trouver une utilisation adéquate à cette marchandise volée. En effet, rien ne lui semblait plus inutile que de voler quelque chose qu’on ne pouvait exploiter. Autant s’asseoir sur une bitte d’amarrage dans le port de Southampton et attendre le retour du Titanic. De toute façon, il avait plus urgent à régler, se dit-il en arrivant à destination.
– Monsieur Gianni ? Etes-vous normal ?
Il faut reconnaitre que cette question posée comme ça, sans autre formalité, peut surprendre. Mais, compte tenu de ses récentes aventures, Joseph entendait bien se prémunir contre tout nouveau sale coup du sort. Une sorte d’assurance tout risque, si vous voulez. Quand on pense le nombre de cas désespérés que le destin s’est échiné à mettre sur sa route, il faut admettre qu’il y a de quoi ouvrir un magasin, et plutôt bien achalandé.
Le taxidermiste logeait dans une petite arrière-cour à l’abri des ruelles passantes, au numéro 24 du chemin de la vie, qui n’est qu’une impasse sombre perdue dans le quartier des délices. Le vieil homme lui avait ouvert sa porte avec une pointe émoussée d’inquiétude. Il l’observait avec un drôle de regard. Des yeux et des joues fripées qui lui donnaient un air pas bien frais. En tout cas, pas plus que les bêtes accrochées aux murs, à l’air hébété, à moins que cela ne soit juste de l’ennui.
– Normal, dites-vous ? Je veux bien répondre à cette question mon brave ami, enchaîna l’empailleur. Mais encore faut-il que vous m’expliquiez ce que vous entendez par là. Oh, je sais, c’est un vieux débat, probablement plus vieux encore que la question de l’œuf et de la poule. Mais disons que la normalité concerne tout le monde, n’est-ce pas ? Alors que l’histoire du cul de la poule on s’en fout un peu, non ? On s’en tape comme qui dirait. Bon, bref, alors normal dans quel sens ? A mon tour de vous poser une question. Y-a-t-il selon vous une loi pour la normalité ?
– Non, écoutez, je ne voulais pas vous provoquer en vous demandant ça, rectifia Joseph, mais comprenez que depuis quelques temps…
– Non, non, répondez-moi, vous allez voir, c’est amusant et très intéressant également. De toute façon, c’est trop tard pour vous débiner. Après tout, c’est vous qui êtes entré dans ma boutique l’air de rien et qui m’avez interpellé devant mes bêtes pour savoir si j’étais « deux points ouvrez les guillemets » , normal quoi. Reconnaissons que ça fait beaucoup. Alors, je vous le répète une dernière fois. Pensez-vous qu’il existe une loi pour la normalité ?
– Et bien non, je ne le crois pas ! répondit Joseph avec assurance. Je vois où vous voulez en venir. Je sais que la normalité n’existe pas, que c’est une notion totalement abstraite. Que d’une certaine manière on est tous normaux, et chercher la normalité revient à rechercher le centre de l’univers. C’est bon, j’ai compris, vous marquez un point.
– Donc, une loi sur la normalité n’existe pas. C’est bien ça que vous me dites, n’est-ce pas, monsieur ! Monsieur ?
– Monsieur Poisson, Joseph Poisson SA, plus précisément.
– Et bien laissez-moi vous dire que vous avez tort M. Joseph Poisson SA. Et pas qu’un peu, si vous voulez mon avis. Je pourrais même ajouter, que si on pouvait mettre un point rouge sur la tête de tous ceux qui ont tort, et Dieu sait s’ils sont nombreux, alors vous, vous auriez carrément la tête toute rouge, comme une tomate de Buñol. Je dis ceci pour vous faire comprendre combien vous vous trompez. Bien entendu, je ne souhaite pas marquer les gens d’une quelconque manière que ce soit, pour leurs croyances, leurs idéaux ou pour toutes autres raisons. Ce genre de pratiques est source de dérives, croyez-moi. Mais laissez-moi vous répéter que cette loi naturelle existe bel et bien.
– Ah bon ? Joseph tentait d’injecter quelques particules d’indifférence dans cette exclamation, mais le dosage n’était pas bon car, le taxidermiste poursuivit.
– Oui parfaitement, la loi normale est l’une des lois de probabilité les plus adaptées pour modéliser des phénomènes naturels issus de plusieurs événements aléatoires. Elle est en lien avec de nombreux objets mathématiques dont le mouvement brownien, le bruit blanc gaussien ou d’autres lois de probabilité. Elle est également appelée loi gaussienne, loi de Gauss ou loi de Laplace-Gauss. Plus formellement, c’est une loi de probabilité absolument continue qui dépend de deux paramètres : son espérance, un nombre réel et son écart type, un nombre réel positif.
– Attendez, attendez, l’interrompit Joseph brutalement. Je ne comprends pas vraiment de quoi vous me parlez. Très honnêtement je…
– Ne vous inquiétez pas, c’est ici que cela devient intéressant, reprit-il. Ecoutez la suite, vous allez saisir. De ses longs bras, il découpait l’espace pour illustrer ses propos. Parmi les lois de probabilité, la normalité prend une place particulière grâce au théorème central limite. En effet, elle correspond au comportement, sous certaines conditions, d’une suite d’expériences aléatoires similaires et indépendantes lorsque le nombre d’expériences est très élevé. Grâce à cette propriété, la loi normale permet d’approcher d’autres lois et ainsi de modéliser de nombreuses études scientifiques comme des mesures d’erreurs ou des tests statistiques en utilisant, par exemple, les tables de la loi normale. Autrement dit, la normalité est une chaîne infinie qui se différencie tout en se ressemblant, vous comprenez?
– Non, pas vraiment. Seriez-vous en train de me dire que nous sommes tous une suite de chiffres, reliés les uns aux autres, hasarda Joseph. C’est bien ce que vous essayez de me faire comprendre ?
– Mais non, pas du tout. Ne jouez pas au plus idiot avec moi, ça ne prend pas. Laissez-moi vous expliquer ça autrement et plus calmement. Je ne vous connais pas et vous ne me connaissez pas. Jusque-là nous sommes bien d’accord ? Autrement dit, nous sommes, l’un pour l’autre, deux étrangers qui se rencontrent pour la première fois, n’est-ce pas ? D’une certaine manière, ensemble, nous pouvons dire que nous représentons une équation de deux inconnus. Devant l’air abasourdi de son interlocuteur, M. Gianni crut pertinent de demander : Vous avez bien étudié les maths à l’école, non ?
– Oui, un peu, mais disons que ce n’était pas ma discipline favorite, j’étais plutôt, comment dire…
– Nul ? compléta le taxidermiste. Bon, qu’importe. Si vous le voulez, nous sommes tous des fractions d’équations plus ou moins valables. D’une certaine manière, la vie se charge de nous aligner les uns et les autres sur une feuille quadrillée en attendant de trouver des résultats. Parfois, nous nous soustrayons, nous nous multiplions ou nous nous additionnons, souvent nous nous divisons, mais toujours, les résultats sont différents. Même que certaines équations sont tout simplement insolubles. On a beau s’y casser la tête pendant des années, sans succès. Alors que d’autres voient leurs résultats couler de source. C’est assez incroyable quand on y pense, vous ne trouvez pas ?
– Oui, incroyable, mais en même temps, je trouve que ceci n’a pas vraiment de sens.
– Ah bon ! Vous croyez ? Et vous faites quoi des X et des Y ?
– Des quoi, demanda Joseph ?
– Oui, vous savez, la 24e et la 25e lettre de l’alphabet fondamental. X et Y sont, c’est bien connu, les lettres que l’on utilise à profusion pour aménager nos équations. A défaut d’utiliser un chiffre quelconque, on utilise X et Y, et voilà, le tour est joué. Même si ce ne sont que des lettres peu utilisées dans les conversations courantes, on peut dire qu’elles sont essentielles, et pas qu’au Scrabble, croyez-moi. Avec ces deux petites lettres et quelques artifices mathématiques, on formule toutes les équations possibles et imaginables. Reconnaissez, même pour vous qui êtes nul en math, il y a de quoi s’en relever la nuit.
– Excusez-moi, mais je ne vois pas le rapport, le coupa Joseph.
– Ce n’est pas possible, on dirait que vous le faites exprès à la fin ! C’est quand même incroyable d’être aussi borné. Vous allez me dire que vous étiez aussi nul en biologie peut être? Décidément, c’est à se demander pourquoi on construit des écoles. Sans vouloir vous offenser, je crois qu’il y a des limites à tout, mais vous, alors là, vous allez au-delà de toutes les limites. Vous devez être un sacré aventurier à votre manière, du genre à découvrir des choses qui n’existent pas. Enfin bref, revenons à nos moutons, si vous me le permettez. Vous connaissez quand même la différence entre un homme et une femme, je veux dire, vous savez ce qui distingue les genres. Et ne me dites pas les zizis et les nichons, je crois que ça m’énerverait sérieusement, bon !
Joseph aurait juré entendre rire, ou plutôt se moquer de lui. Des amusements à peine déguisés, juste étouffés, mais très agaçants qui résonnaient tout autour de lui. Et ça peut être assez gênant de se faire tourner en bourrique par des bêtes empaillées, croyez-moi. Ça n’arrive pas tous les jours, franchement, il n’y pas pire comme humiliation. Ça pique un peu les oreilles et laisse un drôle de goût dans la bouche. Palpant la gêne de Joseph, le taxidermiste mit un terme, d’un mouvement sec de la main, au concert des railleries animalières.
– Bon disons, pour faire simple, que tout n’est qu’une notion de chromosomes. Poursuit-il. Vous voyez où je veux en venir ? Les hommes portent dans leurs gênes le chromosome XY et les femmes le chromosome XX. C’est évident, maintenant vous comprenez mieux pourquoi tout n’est qu’une question de mathématique et que cette même réponse est inscrite jusqu’au plus profond de nos cellules. Prenez par exemple :
∑ σ∈Σ({y,…,x}) ϵ(σ)Π {y},σ(x) avec Σ({1,…,y})
– ?
– Oui, que représente pour vous cette équation demanda M. Gianni ? Aucune idée, n’est-ce pas ? Et bien figurez-vous que c’est la formule de l‘amour, c’est aussi simple que ça. Appliquez cette équation et vous trouverez l’amour. Changez-en un seul paramètre et votre vie sera un enfer, enfin de manière théorique, on s’entend.
– N’importe quoi ! Je ne crois pas un mot de vos balivernes. Vous radotez ! Coupa Joseph. Si vous voulez savoir le fond de ma pensée, je crois, effectivement, que vous déraisonnez. Et cela confirme mon appréhension initiale. Vous n’êtes pas normal, un point c’est tout. Ceci dit, vivre constamment entouré de ces bêtes avec leur air ahuri et bouche ouverte, ça n’aide pas à se façonner un comportement raisonnable.
– Ah bon ?
– Oui, je trouve sincèrement que cette histoire de chiffres est un peu trop hypothétique à mon goût. Je veux dire, on peut tous élaborer une théorie sur le genre humain, sur la base de son petit pré-carré, en pensant que c’est une vérité absolue. Ce n’est pas si compliqué après tout. Pour vous, c’est visiblement les mathématiques, c’est une évidence, mais pour un autre ce serait autre chose.
– Ah oui ? comme quoi par exemple ?
– Eh bien, comme un boulanger par exemple, réfléchit notre écrivain. Un boulanger qui nous expliquerait que les humains sont tous des microscopiques particules de farine. Que séparément nos vies ne ressembleraient à rien d’autre qu’une étendue de blanc sans relief. Mais sitôt mélangée avec un peu d’eau, de sel et de levure, voilà qu’une toute autre destinée prendrait forme. Vous voyez ?
– Oui, je vois et alors ?
– Alors rien! Je suis venu vous voir parce que j’ai d’autres problèmes dont je souhaiterais vous parler. En un mot, je suis amoureux d’une femme qui a disparu, sortie de ma vie comme un lapin sort d’un chapeau. Elle s’appelle Crise, Crise Labelle, je crois que vous la connaissez.
Sans attendre de réponse, Joseph se lance dans une description, aussi complète que possible, des récents évènements et surtout des questionnements qui l’accaparent. Le laïus dure bien une bonne heure, au bas mot. Il faut dire que Joseph ne manque pas d’éléments ni d’anecdotes à raconter. Sans l’interrompre, le taxidermiste hoche de la tête comme on observe une balle magique qui rebondit presque à l’infini. D’ailleurs, une fois le compte rendu terminé, son mouvement vertical ne s’arrête pas tout de suite. Il poursuit sa trajectoire, sans aucun lien avec la réalité qui l’entoure, comme mûpar une attraction propre et détachée des contraintes de la vie extérieure. C’est assez joli à voir, ça calme en tout cas !
– Bien, bien, conclut-il au bout d’un certain temps. Tout n’est en effet pas simple, voilà une bien étrange équation, ajoute-t-il sans attendre, comme on referme une parenthèse, le petit doigt tendu. Je vois que vos soucis sont tangents et probablement exponentiels. En effet, même pour vous qui n’êtes qu’une tanche en math, vous aurez remarqué que tout va crescendo et même de manière plutôt incontrôlée. Les évènements se suivent et se multiplient les uns aux autres comme un facteur exposant au carré, voire même au cube. Tsssstsssstssssss, murmura le taxidermiste, laissez-moi terminer mon explication avant de vous emporter. Il émettait ce son imitant assez mal les cigales de Provence, les dents serrées, à travers ses fines lèvres pincées. Je sais que l’algèbre est pour vous semblable au chinois, mais je crois que c’est comme ça, et seulement comme ça, que je pourrais vous répondre de manière exacte. Je disais donc : vous naviguez actuellement dans des cercles concentriques de circonférences inégales. D’une certaine manière, l’épicentre de votre vie est totalement désaxé par rapport à un plan longitudinal classique. Prenons un échantillonnage aléatoire de votre vie. Si je procède à une coupe et que j’en extrais un segment elliptique, l’échantillon sera forcément factoriel, nous sommes bien d’accord? Dit de manière plus compréhensible, vous vous trouvez malgré vous dans une hyperbole inversible aux caractéristiques numéraires irrationnelles. Le seul moyen pour en sortir, il vous faut retrouvez votre PPDC.
– Mon… ?
– Plus petit dénominateur commun ? La personne qui vous correspond au plus près de votre racine carrée et qui vous permettrait de transformer votre fraction en un nombre entier, rationnel, réel et naturel, et non plus une sorte de fragment d’un entier instable. Retrouvez votre moitié et toute votre équation s’en trouvera résolue avec la simplicité d’une vulgaire addition d’école primaire.
Joseph hochait de la tête tant par politesse que pour s’éviter la honte de s’endormir en plein cours de math. Rien de l’explication du taxidermiste lui semblait compréhensible et pourtant, il écoutait comme on se laisse bercer par la messe du pape en latin le jour de Pâques. Il n’est pas toujours nécessaire de comprendre. Parfois les seules explications se suffisent à elles-mêmes. Car tout vient à point pour qui sait attendre.
– Et comment je devrais procéder selon vous, hasarda notre écrivain ?
– Et bien ma foi, il faut chercher, tâtonner, prendre des notes et formuler des théories, sans cesse renouveler ses idées jusqu’à ce que la méthode nous apparaisse claire et limpide. Il vous faudra beaucoup de patience également. Maintenant, ajouta le taxidermiste en se retournant, tirez-vous d’ici avant que je ne lâche les chiens, vous m’avez fait assez perdre mon temps.
Chapitre 24 – Le conseil d'administration
Dans son petit deux pièces cuisine, une vingtaine de personnes l’attendaient. Toutes réparties dans le salon de son propre appartement, à discuter de choses et d’autres, un café au bout des doigts. Là aussi, il faut faire attention, le mot propre est à prendre au deuxième degré. Il n’est pas tant question ici de propreté au sens de poussière et nettoyage, que d’appartenance. Car, matière fée du logis, on ne peut pas dire que l’écrivain soit un assidu.
Joseph aurait dû se douter qu’il y avait quelque chose qui clochait à l’instant même où une fouille corporelle lui avait été imposée pour entrer dans son logement.
– Penchez-vous en avant et retenez votre respiration !
L’homme n’était pas du genre à favoriser le dialogue et trouver une solution convenable, basée sur le consensus et le partage d’expériences. Joseph obtempéra en absorbant une grande quantité d’air dans ses poumons. En se rhabillant, il lâcha, toute de même, un petit merci intimidé par la carrure de l’homme qui se désinfectait, maintenant, les mains avec une solution de gel hydro-alcoolique, sans lui adresser le moindre regard.
Sur le seuil Joseph fut accueilli à bras ouverts par Rufus Lotscher.
– Joseph Poisson, mon très cher. Quel plaisir de vous revoir !
– Que faites-vous dans mon appartement ?
Joseph n’avait pas son pareil pour poser les questions débiles. Oui, chiantes si vous voulez. A force, on finit par cerner le personnage. Il n’est, bien entendu, pas dépourvu de jugeote, mais il a tendance à manquer un peu d’à-propos. Certains nous répètent à longueur de journée, qu’il faut tout sacrifier pour l’essentiel. Mais bon, l’essentiel on n’en fera jamais des choux et des pâtés.
– Ah ! Sacré Joseph, reprit l’avocat, toujours une bonne question à la con en réserve. Bon, laissez-moi vous raconter comment ça va se passer. L’avocat attira Joseph un peu à l’écart. Ils prirent place dans le réduit à balais qui jouxtait la cuisine et la salle à manger. Et je vous remercie de ne pas m’interrompre, surtout, si c’est pour me sortir une banalité, vous comprenez ? Tout d’abord, j’espère que cela ne vous dérange pas que l’on se réunisse chez vous. Vous concevez bien que si on avait attendu de vous voir venir en nos bureaux, il aurait coulé pas mal d’eau sous les ponts. De quoi, certainement, noyer Venise, si vous voyez ce que je veux dire. Bon, bref, ne perdons pas plus de temps, nous avons du pain sur la planche. Voyez-vous tous ces gens ici présents ? L’index rabougri de l’avocat pointait sans trembler en direction des personnes réunies. Eh bien, j’ai le plaisir de vous présenter les actionnaires et membres de votre conseil d’administration. Que du beau linge, n’est-ce pas ? Vous devez comprendre que chacun a consenti à des sacrifices financiers importants pour acquérir une part de votre personne alors, vous avez intérêt à ne pas les décevoir. C’est une question de respect, vous comprenez ? Vous devez désormais raisonner comme une personnalité juridique et non plus comme une personne morale. D’ailleurs, la morale, vous savez où on peut se la mettre, on n’est pas à Disneyland. Elle passe, désormais, au second plan. On peut même dire qu’elle sort complètement de votre cadre de vie. Comme les questions liées à la reproduction de l’espèce pour un jeune eunuque fraîchement converti. Bon, alors, calme et volupté et, on y va.
C’est sur cette phrase, un peu hors contexte, que Rufus Lotscher, accompagné de son investissement, sortit du placard.
« Mes amis », s’écria-t-il pour étouffer le brouhaha des petites conversations qui saturait l’air ambiant. « Un peu d’attention s’il vous plaît » précisa-t-il avant d’ouvrir, officiellement, un bras levé vers le plafond, le premier conseil d’administration de Joseph Poisson SA.
– Bienvenu à cette assemblée constitutive de notre investissement Joseph Poisson SA, grandiloqua Maître Lotscher, les pouces accrochés dans l’encolure de son gilet grisonnant. Vous avez tous bien reçus par courrier recommandé l’ordre du jour de notre séance. C’est pourquoi, je ne vais pas trop m’attarder sur les détails pour aborder tout de suite les questions financières qui nous intéressent en premier chef. Joseph Poisson SA ici présent, Rufus désigna l’écrivain pour qu’il n’y ait pas de quiproquo, est constitué d’un capital de 25 millions de dollars, totalement libéré. Selon nos prévisions, le capital devrait se rémunérer à hauteur de 5 à 10%. Si vous reprenez le courrier que nous vous avons transmis, vous trouverez l’acte constitutif de notre société qui vise dans son but principal à l’écriture et la rédaction de romans en tous genres. Il s’agit, de par les statuts de la compagnie, la fonction immuable de l’activité de notre actif.
Rufus Lotscher s’exprimait comme l’avocat qu’il était. Joseph appréciait de se sentir décrit en ces termes pompeux et un brin juridiques. On n’est jamais si content que de se découvrir tel que les autres nous voient. Cela donne une dimension supplémentaire à son propre univers et élargit les perspectives, la vue se fait moins trouble. Enfin, dans la plupart des cas car, il ne faut pas faire de généralités. Tous les univers, même les plus éloignés, peuvent se contracter en quelques secondes à peine, pour finir dans un trou noir insondable. Pas besoin d’un télescope pour comprendre que les choses peuvent partir méchamment en vrille. Joseph Poisson regretta, à cet instant, de ne pas porter de combinaison thermique et un gros casque à visière réfléchissante car, il craignait l’absence subite d’oxygène. L’oxygène vint à manquer rapidement.
– Il nous importe donc, en tant qu’actionnaires, reprit Lotscher, de chercher les solutions pour faire fructifier notre capital. Il s’agit de trouver les idées qui aideront Joseph Poisson à faire ce qu’il est censé faire, c’est-à-dire, écrire des livres. Nous sommes tous bien conscients des limites de notre entreprise et de notre investissement. Joseph Poisson SA est de ce que l’on peut appeler un capital très risqué. Mais, ses petits écrits insignifiants ne doivent pas nous faire oublier que l’économie peut réussir là où même la nature a échoué.
Ne nous y trompons pas, Lotscher et toute sa clique n’étaient pas dans une démarche humaniste et encore moins, bienveillante. L’avocat grand consommateur de Nutellaxane Palofen avait échafaudé un plan. Ce dernier avait lentement muri au plus profond de ses tripes de businessman aguerri. L’œuvre de sa vie, pensait-il. Un challenge qui allait bien au-delà de la simple opération économique liée à une activité bêtement boursière. Au fur et à mesure que son plan s’échafaudait, il venait à mépriser de plus en plus les codes de la finance classique. Il éprouvait, pour ces hommes d’affaires timorés, une répulsion proche de celle que l’huile ressent pour l’eau. Il honnissait les vulgaires opérations économiques classiques dont, le seul but ne visait qu’à l’enrichissement sans autre forme de profit. Pourquoi se contenter du seul gain quand on peut tout avoir, y compris la vie et la mort qui vont avec. Lotscher se voyait comme une sorte d’homme d’affaires 2.0. Il rêvait d’inaugurer une nouvelle ère dans le monde de l’économie et de la finance mondiale. Un prenant contrôle de l’humain, le capital aspire à la place qui est véritablement la sienne, tout au sommet de l’échelle du monde. L’égal d’un dieu. Peut être juste un peu au-dessus. Pour Lotscher, il n’y aurait pas plus belle achèvement pour le capitalisme et sa destinée personnelle que d’être l’artisan de la transformation des pauvres humains en machine à cash. Rufus aimait ce genre d’expression à moitié anglaise, il les utilisait aussi souvent que possible. Faire de Joseph Poisson une source de profit inépuisable et malléable à volonté était la mise en pratique de son rêve secret. Le pauvre écrivaillon, sans envergure et sans talent, deviendrait, sous son emprise, un artiste mondialement reconnu, pour son seul mérite et sa seule ambition de contrôle démesurée.
– Nous nous apprêtons à écrire un nouveau chapitre de l’évolution humaine, déclara le maître aux membres du conseil d’administration.
Probablement le dernier, pensait-il, mais qu’importe. Mieux vaut être à la fin de quelque chose de grand, qu’au début de quelque chose de minuscule. La victoire ne revient qu’à ceux qui franchissent la ligne d’arrivée. Les autres sont, au mieux, des faire-valoir sans importance, une virgule dans l’histoire, des Poulidor frustrés, éternels deuxièmes. A mesure qu’il se confiait, il sentait pousser en lui ses rêves de grandeur et son ambition démesurée. Son plan était simple. Etrange, d’ailleurs, que personne n’y ait pensé avant. La prise de contrôle de Joseph serait la première de toute l’humanité. Celle qui inaugure une ère de profits sans limites. C’est vrai quoi ! Pourquoi s’emmerder avec des robots quand l’être humain fait l’affaire. Pas de circuits intégrés, ni de batteries volumineuses, ni de protocoles compliqués. Rien de tel que la bonne chair humaine pour faire le travail. Tout était en place dans sa tête, il ne manquait plus qu’un cobaye. Il se trouvait, désormais, à ses côtés.
Joseph était un peu pantelant et bien mal assuré. Il écoutait les échanges et les discussions entre actionnaires, comme une vache qui regarde passer les trains. Mais Joseph, pardon, Joseph Poisson SA, était la preuve que le projet devenait réalité.
– Mon bon Joseph, nous allons prendre congé de vous désormais, lui déclara Rufus Lotscher en le raccompagnant vers la sortie. Cela ne vous dérange pas que nous poursuivions nos délibérations dans votre appartement. Nous ne manquerons pas de vous recontacter rapidement pour vous communiquer nos décisions. Vous ne serez pas déçu, vous verrez. Ne vous inquiétez pas, notre conseil saura vous aider à accéder aux lumières de la gloire littéraire comme vous y aspiré tout naturellement. Allez en paix mon petit Poisson.
C’est en sortant de chez lui, un peu hébété, que Joseph reconnu, parmi les actionnaires de son capital nouvellement constitué, Peter-Frank Kitten. Son rédacteur en chef lui adressa un petit sourire tout en malice et, même un clin d’œil, pour bien lui signifier qu’il n’avait pas fin de lui pourrir la vie.
Joseph n’eut pas le temps de réfléchir plus longuement sur les motivations de chacun des acquéreurs. Il reçut, en quittant son appartement l’offre peu négociable, de se prêter à une nouvelle fouille corporelle. Ne comprenant pas bien l’utilité de cette deuxième palpation, il se dit que le préposé devait aimer son travail plus que tout, pour pratiquer un tel zèle. C’est en lui faisant la remarque, que le gorille déjà chaussé d’un gant en latex, se rebiffa et la tension monta sensiblement d’un cran. Le risque que la séance de pelotage se termine en échange de coups moins doux était bien réel.
Chapitre 25 – l’œuf au plat
Alors bon, si vous étiez dans un livre normal, à tous les coups, l’auteur vous aurait baladé pendant une plombe en vous décrivant les errements de Joseph Poisson. Des scènes totalement improbables décrites avec de jolis mots qu’on a pas trop l’habitude d’entendre au quotidien et qu’on n’a encore moins envie de chercher dans le dictionnaire. L’écrivain vous dirait certainement, que le pauvre drille errait comme une âme en peine, les pensées lourdes et le chagrin en bandoulière. Que dans ses yeux, les couleurs de l’automne se confondaient avec l’ondoyance des instants de vie. Ses écorchures le rendaient vulnérable et à la fois sensible à la fragilité du monde qui était le reflet de son existence en perdition au cœur d’une souffrance exacerbée par l’incroyable force vitale des éléments contraires qui contrarient et contraignent à contrevenir aux contre-propositions pour assouvir les contre-espoirs d’un contricule irascible. Bref, vous voyez le genre !
Dans les faits Joseph s’était arrêté, sur une terrasse, pour boire un café. Il n’y a pas grand-chose de plus concret que le café. Un mot qui ne prête pas à confusion ou sous-entendu, non, d’aucune manière. Dites café aux quatre coins de la terre et tout le monde vous comprendra. Décidément si toutes les choses pouvaient être aussi simples, nous serions certainement tous plus heureux. En tout cas on passerait moins de temps à se poser des questions. C’est fou les heures que l’on perd à s’interroger sur une chose ou une autre. À croire que notre occupation principale consiste à se triturer les méninges pour, au final, quoi ? Trouver une réponse qui ne sera de toute façon pas la même, que celle d’un autre qui se serait interrogé sur le même sujet au même moment dans un autre lieu. Et je ne parle pas d’un univers parallèle, mais bel et bien de notre espace-temps et de tous les cons qui s’y trouvent embarqués. Vous voyez bien ici toute l’étendue de la gymnastique intellectuelle que l’on s’impose.
– Je lui ai collé mon poing dans sa sale gueule, se dit-il et, il l’avait bien mérité.
Joseph se raccrochait à cette certitude pour éviter de se noyer dans son Atlantique. Au moins, à bord du Titanic, il y avait un orchestre qui jouait des airs entrainants et des délicieux petits fours au saumon. C’était un peu la fête. Pour notre Poisson, il n’y avait pas grand-chose à célébrer et le tout se déroulait en présence d’un très profond silence musical. Alors, dans ces cas-là il faut trouver quelque chose pour se tenir à flot et ne pas le lâcher.
Le coup de poing qu’il avait collé dans la tronche du videur de son appartement, lui semblait être une accroche suffisante pour ne pas se laisser emporter par les vagues, ni boire la tasse. Tout le monde le sait, on fait avec ce que l’on a. Alors merci à ceux qui ont tout de pas trop la ramener face à ceux qui n’ont rien. C’est une question d’équilibre des forces.
Les petits ruisseaux font les grandes rivières. De fil en aiguille la rouste infligée à notre héros s’effaçait pour ne laisser d’importance qu’au seul et unique coup que l’écrivain avait donné à son adversaire. Un geste de bravoure héroïque. C’est bien connu, les souvenirs sont une pâte à modeler dont la forme dépend de la pression que l’on exerce sur eux. Joseph y avait mis passablement d’énergie pour ne garder en mémoire que les scories d’un succès que personne ne pouvait raisonnablement certifier. Preuve en est son visage tuméfié et ses yeux au beurre noir, de part et d’autres de son nez éclaté. Mais qu’importent les coups reçus, dans le souvenir qu’il se forgeait, attablé devant son café, sa baffe avait pris des allures de geste divin. Une frappe létale et précise comme un coup de bistouri. Un léger sourire de contentement fit frémir ses lèvres gonflées et dévoila une dentition bien malmenée.
Mais c’est dans cette réalité un peu tronquée que Joseph trouva une nouvelle énergie. Il se disait que s’il pouvait, de ses seuls poings, abattre des montagnes, il n’y avait pas de raison qu’il ne puisse pas, de ses propres mains, construire des châteaux et pas qu’en Espagne. Il chercha au fond de cette bagarre victorieuse les éléments constitutifs d’une possible renaissance. Joseph Poisson SA, tout entravé qu’il était dans les carcans d’une société anonyme qu’il ne comprenait pas, se dit que son but était tout autre. Une finalité nouvelle se dessinait pour lui, comme un dessin d’enfant sur les murs de la salle de bain. Plein de couleurs et d’énergie mais dont les contours sont encore difficiles à déterminer.
– Tiens, je mangerais bien quelque chose, pensa Joseph en s’emparant de la carte du menu.
L’œuf au plat est le repas sain et équilibré par excellence. Les œufs sont une source alimentaire précieuse : leur composition nutritionnelle montre qu’ils renferment tous les nutriments essentiels au corps. Ils sont particulièrement prospères en protéines hautement digestibles avec des agrégations élevées en acides aminés indispensables (notamment la lysine, méthionine, arginine, phénylalanine et cystine). Cette particularité des protéines totales de l’œuf fait qu’il compte parmi les exceptionnels aliments, regardés comme une protéine complète. Les œufs sont une mine de graisses aisément assimilables, de phospholipides nantis en céphaline et choline, d’acides gras insaturés et de cholestérol. Ils sont encore riches en quasiment toutes les vitamines et en antioxydants comme le sélénium. De plus, un œuf préparé est plus digestible car la cuisson dénature ses inhibiteurs de protéases digestives (ovomucoïde, ovoinhibiteur) et accroit la digestibilité des protéines du blanc d’œuf mais à l’inverse, elle réduit la valeur nutritive des éléments du jaune. De nombreux sondages mettent en évidence les dons de l’œuf. La richesse du jaune en caroténoïdes (notamment les xanthophylles de type lutéine et zéaxanthine) restreint chez nous les causes de dégénérescence maculaire liée au vieillissement de près de 80% et de cataracte de près de 50%.
Bref passons, ce n’est pas tant les qualités nutritives reconnues de l’œuf que son aspect qui suscite chez Joseph de l’admiration. Il me semble juste de préciser que si notre homme avait un travail fixe (ce qui semble être de moins en moins le cas), il prendrait certainement ses jours de congé pour observer les œufs cuire dans une casserole.
– Quel spectacle enivrant, s’extasiait Joseph !
Il faut tout d’abord se laisser séduire par ces couleurs fraîches et intactes. Jamais de sa vie il n’avait vu de jaune si parfaitement jaune, ni de blanc si exactement blanc. Il avait beau regarder sous tous les angles, les teintes sont toujours d’une pureté inégalée. Jaunes et blancs se marient à la perfection, à la fois bien délimité et harmonieux. Le cœur de l’œuf et sa membrane sont inséparables et parfaitement complémentaires. Deux éléments d’un même puzzle. Un philosophe de pacotille dirait certainement que l’œuf c’est la vie. Mais ces penseurs sont souvent de cons, alors ils peuvent bien disserter tant qu’ils veulent sur les œufs, Joseph préfère les contempler sans mots dire.
Et puis, il y a aussi cette forme parfaitement ronde et bombée, tellement rondelette que Joseph avait chaque fois envie de se jeter dedans, pour nager et se fondre dans ce chaud liquide visqueux, se laisser recouvrir de la tête aux pieds, comme dans un bain de boue, sauf que la matière ici est bien plus noble. Je ne dirais pas ce que je pense des adeptes des bains de boue car, cela n’a pas vraiment beaucoup d’intérêt. Mais enfin, si on trouve des gens capables de se tremper dans ce genre de matière et de sourire bêtement comme s’il ne fallait que ça pour les rendre heureux. Alors, je crois que l’on est allé plus loin que je le pensais dans les profondeurs de la débilité humaine. Et puis bien sûr, n’oublions pas le blanc, à la fois souple, fragile et transparent. Sa teinte passe durant les quelques minutes de cuisson par une multitude de nuances blanchâtres dont l’œil ne saurait capter les subtilités, même à travers un microscope nucléaire qui fige les images au ralenti.
Ainsi allaient les pensées de Joseph Poisson SA alors qu’il terminait son petit déjeuner et sauçait d’une longue tranche de pain le restant de son assiette. La journée pouvait commencer. Tout va rapidement rentrer dans l’ordre. La preuve, son téléphone sonne il décide de ne pas répondre.
L’estomac sevré et l’œil distrait, il observait sa camionnette parquée de l’autre côté de la rue, ou plutôt le véhicule qu’il avait emprunté sur un coup de colère, il y a moins d’une journée. Plus ses yeux scrutaient la carrosserie du fourgon, plus ils se plissaient et plus ils se plissaient plus ils semblaient en percer son mystère.
Quand je pense que d’autres écrivains auraient rajouté des lignes, à n’en plus finir, comme on enfile des perles ou on aligne des noix sur un bâton. Ici tout y est, rien de plus que le strict nécessaire. Un chapitre harmonieux et équilibré comme un flamand rose stable sur une seule patte en Camargue.
Chapitre 26 – Les post-it
Joseph, avec sa petite taille d’écrivain modeste, se noyait dans l’ombre que lui rejetait la banque. La BDS était un établissement bancaire réputé de la place, et comme toute institution financière qui se respecte, elle en avait les contours et l’apparence. Des murs austères en pierre de taille impressionnante, du marbre pour en souligner les angles. Des fenêtres borgnes, longues et étroites. Une porte en bronze renforcée dans un encadrement en granite indestructible. Plus l’apparence est impénétrable, plus les secrets financiers sont à l’abri des regards. « Confiez-nous vos valeurs et ayez confiance ».
Joseph était véritablement impressionné. Selon lui, tous les paramètres requis étaient atteints pour justifier ce sentiment de respectabilité gagné au forceps, comme il se doit. Comme un richissime homme d’affaires américain, actif pendant des décennies dans la microélectronique, qui se reconvertit, du jour au lendemain, dans le bénévolat. Tous les moindres détails, jusqu’aux aménagements intérieurs où il était pénétré sur la pointe des pieds, de peur de déranger, étaient pensés dans cette optique. Il faut reconnaître que l’on n’est jamais vraiment chez soi dans une banque. Tout est créer pour vous faire sentir comme un étranger, vous donner l’envie d’y passer le moins de temps possible. Juste les instants nécessaires pour déposer vos biens et, « ouste », circulez, il n’y a rien à voir.
Pas de petits coins cosy, de jolies petites lumières chaleureuses et tamisées, ni de décorations inutiles mais jolies à voir. Tout est question d’angles et de coins carrés. Les couleurs restent dans les teintes crematres et chocolatées juste pour vous passer l’envie. Les fauteuils en cuirs imposants sont trop durs et les magazines proposés sont illisibles, trop de chiffres et de graphiques incompréhensibles.
Et pourtant, Joseph Poisson s’apprêtait à effectuer, ici, dans cet établissement austère, le plus important dépôt qu’il ne lui ait jamais été donné de faire. L’enjeu était de taille. Il prenait son mal en patience avec l’envie de quitter prestement les lieux, comme on se réjouit de faire ses besoins après un plat d’asperges à la flamande.
Quincy Nadoolman retint discrètement du bras une velléité de Joseph de se lever.
– Allons, allons, Joseph Poisson SA, restons calme. Ce versement est de la plus haute importance pour la gestion de votre affaire, le rassura l’homme à la petite stature et aux gestes posés.
Mais qui est cet étrange personnage assis à côté de notre héros ? Pourquoi se trouvait-il dans cette situation et qu’est-ce que c’était que cette histoire de versement bancaire ? Revenons en arrière, voulez-vous ?
Joseph sortait de quelques journées éprouvantes. Il était abattu, son engagement de ces derniers jours, l’avait laissé presque à bout, mais néanmoins, fier du travail accompli, dit autrement :
« Il y avait mis du temps, du talent et du cœur.
Ainsi passait sa vie au milieu de nos heures.
Et loin des beaux discours, des grandes théories.
À sa tâche chaque jour, on pouvait dire de lui…
Il changeait la vie ».
Personne n’aurait mieux résumé les derniers jours de Joseph Poisson SA. À part, peut-être, Jean-Jacques Goldman qui, avec son sens inné de la compréhension de son époque, relaye en musique, les aspirations du monde et de ses petits habitants, surtout les Français. Joseph s’était engagé dans un travail titanesque et d’ampleur inégalée (Il y a bien les pyramides de Keops, mais on n’a aucune garantie qu’elles n’aient pas profiter d’un coup de main extra-terrestre pour assembler les blocs de pierre). Une tâche qui le dépassait de la tête et des épaules, mais ce n’est pas à nous de le dire, après tout, nous ne sommes pas là pour parler en son nom. Chacun vit sa vie et tire profit de ses propres expériences, et des sales aussi. Les choses sont déjà bien assez compliquées comme ça, si en plus on se met à mélanger les destins des uns et des autres, alors là, assurément les évènements risquent de ne pas tourner tout à fait rond. De plus, question vie, il faut reconnaître que JP avait bien besoin de transformation, pour ne pas dire, un vrai coup de sac.
Et dire qu’il avait failli détruire la camionnette avec son butin inutile. C’est après une nuit inconfortable au milieu des cartons de post-it, qu’il eut une révélation, à tout le moins une idée que certains qualifieront de géniale, et pourquoi pas après tout ! On met du génie dans tout et n’importe quoi de nos jours. Puisque Joseph avait du temps, il se dit qu’il n’aurait qu’à la mettre en œuvre. Au point où il en était…
30-1-23
Crise, tu n’es plus là !
Je ne t’oublie pas.
Nous sommes tous des gens solitaires.
JP
Ces quelques mots, écrit sur plus de douze millions huit cent mille post-it colorés. « ainsi passait sa vie au milieu de nos heures ». Autant vous dire que Joseph s’est fait chier pendant plusieurs jours à griffonner sur chaque petit bout de papier les mêmes mots, répétés presque à l’infini. En tout cas plus de douze millions de fois, soit un chiffre assez proche de l’infini, comparé aux quelques centimètres de nos tristes vies. Le code postal de Dorsoduro à Venise, en guise de mot codé et le reste n’était qu’un appel aux retrouvailles. La recherche désespérée d’un homme perdu. Joseph n’avait jamais rien écrit d’aussi concis, ni précis. Chaque mot, chaque lettre était à sa place. Le tout rendait une formule efficace que seule Crise pourrait comprendre. Son plus beau roman probablement. Court et direct comme une de ces niaiseries de haiku japonais, qui ne servent à rien mais, qui sont très jolies écrites au fond des verres de saké. Dans ces quelques mots, Joseph y avait mis sa rage et son cœur.
Difficile d’être plus précis. Là où d’autres vous auraient pondu des kilomètres de complaintes moyenâgeuses, Poisson, lui, y posa quelques mots, à peine quelques lettres aiguisées comme un rasoir. Même s’il faut admettre que l’espace dédié à l’écriture sur les post-it est plutôt exigu et limite considérablement les digressions rabelaisiennes.
Le message était donc clair. Il ne restait désormais plus qu’à le diffuser. Le répandre, jusqu’à atteindre sa cible ou quelqu’un qui connaîtrait Crise et pourrai, ainsi, l’informer de la démarche. Ce qui revient au même, si ce n’est via un moyen détourné, un chemin de traverse d’une certaine manière. Mais qu’importe la route empruntée, pourvu qu’on atteigne la destination. Un chemin cahoteux et parsemé d’embûches, mais, un chemin qui s’imposait comme une voie royale à sens unique, éclairée de part et d’autres de gros tubes de néons blancs.
Le nombre de rue à couvrir : six mille deux cents quatre-vingts. Joseph avait trouvé l’information sur Google. Comme quoi, tout ne doit pas toujours être très compliqué dans la vie. Heureusement qu’internet existe. Ce serait dommage qu’il n’y ait que les amateurs de porno qui en profitent. Il faut en laisser aussi pour les autres, pas de quoi en faire des tartines de foie gras, mais au moins quelques miettes, histoire de se mettre quelque chose sous la dent, pour ne pas crever de faim ni de solitude.
Reste que de répartir douze millions huit cent mille post-it, sur six mille deux cents quatre-vingt rues, cela fait une moyenne de deux mille trente-huit petites étiquettes par passage. De plus, considérant le côté très disparate des longueurs des rues à couvrir, on ne peut pas résolument coller le même nombre de petites annonces que l’on soit sur un grand boulevard ou une toute petite ruelle. Question de bon sens, non ? Alors je vous laisse imaginer la quantité de travail en tapissant les murs de tous ces messages. Herculéen ! D’ailleurs pas sûr que le demi-dieu grec s’y serait risqué. Parce que s’occuper de biches, de lions et de taureaux, c’est autre chose que de coller des post-it plus de douze millions de fois. Beaucoup moins glamour certainement et, pas sûr qu’on en fasse un bouquin à la clef, même à l’époque antique où on n’avait pas grand-chose à raconter. Alors que bosser pour la postérité tout le monde y arrive, il suffit juste d’avoir un égo un peu démesuré et le tour est joué.
L’aide ne vint pas du ciel, mais du coin de la rue. Joseph avait déjà collé une bonne centaine de post-it quand il fut interrompu par une voix qu’il connaissait bien.
– Joseph Poisson, quel plaisir de vous retrouver. Branson Pinchot était de sa balade quotidienne. Vous voir si vivant qui plus est, ajouta le président de l’ASF qui avait décrété, souvenez-vous, l’assassinat du pauvre écrivain il y a quelques chapitres de cela.
Joseph éprouva un brusque mouvement de recul. Il n’avait pas l’intention de mourir à cet instant précis et encore moins alors qu’il était en train de réaliser ce travail astreignant et pour lequel il comptait bien aller au bout. Mais Branson le rassura de la main.
– Non, non, rassurez-vous je ne vais pas vous tuer. Je crois que vous êtes plus utile vivant que mort, précisa le président. Je pense avec le recul des pages et du temps que cette mise à prix de votre tête était une erreur de ma part. Une sorte de mauvais calcul. Vous savez il y a de la grandeur à savoir reconnaître ses torts. Ça n’est pas donné à tout le monde de dire : ok, j’ai compris, je me suis trompé, n’en parlons plus. Et puis pour être tout à fait honnête, je ne suis pas le seul responsable dans toute cette affaire, se justifiait Branson. Vous n’imaginez pas combien de personnes peuvent décider de choses et d’autres à notre insu, et je ne dis pas ça pour me débiner ou fuir mes responsabilités. Comprenez bien qu’on ne tue jamais de gaité de cœur, à part quelques mafieux très expérimentés. En plus, si Crise a estimé utile de vous garder en vie, j’imagine qu’elle devait avoir une excellente raison.
Branson Pinchot relisait attentivement l’un des post-it que Joseph avait posé sur le mur de la rue Sixte.
– Tout ça n’est pas très clair, confirma-t-il en exprimant une moue dubitative. Ce qui est sûr c’est que vous semblez bel et bien amoureux, petit filou. Branson envoya une chiquenaude sur la joue de Joseph pour lui signifier qu’il approuvait cette affection affichée pour son ancienne protégée. Bref, maintenant que vous êtes en train de tapisser les murs de cette pauvre ville de votre message de désespoir, j’aime ça ! Non, non, sincèrement je trouve la démarche noble et pleine d’habileté. Pas sûr que cela porte ses fruits, mais enfin, vous auriez tort de ne pas essayer.
Joseph Poisson, devinant ses jours hors de danger, s’était remis à la tâche. Il avait adopté un bon rythme en collant une quarantaine de post-it par minute, en écoutant d’une oreille, la droite, son interlocuteur. D’un mouvement souple et leste du poignet, il décollait le petit billet et le pressait sur les murs avec une certaine efficacité. Du travail bien fait et précis, comme on ne peut le voir que dans les grandes administrations publiques. Joseph ne vit pas le coup venir, ce qui est souvent le cas quand ceux-ci viennent par derrière. La matraque s’abattit sur sa nuque et le plongea dans une longue perte de connaissance. Poisson n’eut pas la chance de voir, le décidément un peu fourbe et facétieux Branson, s’emparer de sa camionnette, ni de l’entendre démarrer au quart de tour avec toute sa cargaison de post-it gribouillés à bord.
Décidément, c’est plus difficile d’être le héros d’un livre que son lecteur, voire son auteur. Les perspectives sont plus grandes quand on est confortablement assis dans son fauteuil, face à un personnage qui se débat, page après page, pour garder un semblant de cohérence dans sa vie. Pas sûr que nous y arrivions tous, m’enfin c’est le destin, chacun le sien et on ne va pas revenir sur ce sujet-là.
À son réveil, les réminiscences du coup étaient toujours très présentes à la surface de son crâne. Un petit homme était assis à côté de Joseph. L’étrange personnage le regardait tendrement avec un peu de compassion édulcorée.
– Décidément, ça ne doit pas être facile d’être vous au quotidien. Je me nomme Quincy Nadoolman, la main de l’homme parti à sa rencontre en guise de présentation. Je suis votre directeur général et je suis là pour vous aider.
Joseph se caressait le sommet de la tête en douceur, en essayant d’intégrer ce nouveau paramètre de vie, comme on regarde, avec appréhension son téléphone portable faire une mise à jour inattendue et, dont on craint, à juste titre, les conséquences.
– Allons, plus de temps à perdre. Il nous faut passer à la banque pour effectuer un dépôt, suivez-moi !
Chapitre 27 – Quincy Nadoolman
Qiuncy Nadoolman, n’est pas du genre de ceux que l’on peut classer quelque part. Sa personnalité ne se laisse pas enfermer dans un groupe ou une attitude que l’on pourrait répertorier et étiqueter comme un simple modèle de chaussures. Tout chez lui transpire le particulier, l’exception même. Chacun de ses gestes, chacune de ses apparences et de ses expériences rende ses observateurs pantois. À commencer par son nom (car il faut bien donner des exemples pour convaincre) : Quincy Nadoolman! Qui de nos jours peut bien porter un patronyme pareil ? Cela ne ressemble à rien, rien de connu ni de familier. On ne saurait le rapprocher à aucune personne familière rencontrée par le passé. Pas de remarque du style :
– Nadoolman ? Quincy Nadoolman ? ça me rappelle un mec que j’avais croisé au Mexique lors d’un congrès expérimental sur les émissions à basses fréquences dans un milieu urbain congestionné. Oui, je m’en souviens, c’était un chic type.
Non, décidément, Quincy est hors catégorie, voire même, hors compétition, comme tous les plus mauvais films présentés lors de festivals de cinéma. Mais quelle idée aussi de s’appeler Quincy. On ne choisit pas son nom de famille, c’est une certitude. Il vient avec les géniteurs et on est bien obligé de faire avec. Mais le prénom, c’est autre chose, c’est plus malléable. On dit souvent que le nom de baptême sert à compenser, à réparer les erreurs naturelles. Bref, passons. Son physique est de ceux que l’on peut qualifier de passe partout, dans un souci de ne heurter personne. Mais pour être plus juste il faudrait dire que Quincy ne ressemble à rien, ou plutôt, qu’il a l’apparence de quelqu’un qui ne correspond à pas grand-chose bien que de nos jours la notion de rien n’est bien trop surfaite. Taille moyenne, yeux bruns verts, traits du visage indéfinis. Quincy pourrait se trouver à côté de vous, que vous ne le remarqueriez même pas. Sa personnalité est passée maîtresse dans l’art d’absorber son apparence, comme si, son être phagocytait naturellement sa physionomie. Il est invisible. Imperceptible dans le sens où nos yeux, en tout cas ceux de la plupart d’entre nous, n’arrivent pas à enregistrer sa présence pour en retransmettre une image définie au cerveau pour que ce dernier puisse en faire une synthèse intelligible et retransmettre une opinion claire, précise et tranchée.
Son parcours de vie ne manque pas non plus de zone d’ombre. Né à Calcutta en Inde, il y a plus de cinquante ans, Quincy a passé le plus clair de son temps sur les routes du monde. Indifférent aux mystères du Gange et, un peu incommodé par les fortes odeurs dégagées par les corps en décomposition sur le fleuve sacré, il partit alors qu’il venait d’avoir seize ans. Son père Najib était préposé aux archives dans l’une des très efficaces administrations publiques locales chargée de la question du timbre économique pour l’émission des lettres de crédit aux exportations de riz Oryza sativa à destination du marché nord-africain, et tout particulièrement, pour le sud du Maroc et la région de Tindouf en Algérie. Sa mère, quant à elle, réparait les chambres à airs de vélos. Mais qu’importe, car, personne chez lui ne remarqua sa disparition. Il s’en était allé par une belle journée d’hiver, après le traditionnel chai du matin, servi sur le perron de sa petite maison familiale en tôle ondulée du quartier de Masjid Talab Basti. Quincy avait pris à droite sur Taratala road avant de bifurquer sur la SA Farooquie où il sautait régulièrement pieds nus dans des flaques de couleur chocolat. Il avait, ensuite, marché sur une très longue distance, avant de monter dans le premier train qui croisa sa route, à une vitesse de 15 km/h car, l’Inde avait adopté, dans la douleur, le système métrique en 1962.
Sa vie se résumait à une suite d’aventures plus ou moins rocambolesques, qu’il n’y aurait pas plus d’intérêt à résumer ici que de lister les animaux présents sur l’arche de Noé. Car nous ne connaîtrons jamais les noms des retardataires, des absents, de ceux qui auraient manqué l’heure d’embarquement.
Tout au plus nous révélerons que Quincy avait eu une petite carrière, à tout le moins, fait un peu parler de lui quand il lança une collection unique et originale de sous-vêtements pour femme en peau de chat. C’était au début des années 2000 et son produit connut un vif succès à la Fashion Week de Milan et de Paris. Il subsiste encore, sur Internet, quelques images de cette très jolie collection de lingerie, soyeuse et douce au toucher, portée par quelques-unes des plus beaux mannequins que la terre comptait à cette époque. Difficile de dire si sa carrière aurait pu prendre une tout autre tournure. Si les sommets qui s’offraient à son regard auraient pu être gravi. Toujours est-il que les évènements du 11 septembre mirent fin à ses rêves de grandeur. Une enquête bâclée par les services secrets du grand Satan le classa parmi les terroristes potentiels au motif qu’il massacrait les chats sans défense pour les exhiber sur des parties intimes qui n’en avaient pas besoin.
– Mais je suis innocent, clamait-il autour de lui.
Il avait à peine trente ans et ses dénégations n’y changèrent rien. Il fut banni à jamais des podiums et autres rencontres internationales de la mode. Ce fut pour lui un sacré coup dur. Il avait beau ressasser dans sa tête la célèbre phrase de Nelson Mandela : « Je ne perds jamais. Soit je gagne, soit j’apprends ». Mais rien n’y faisait, il avait tout perdu. Sa réputation, ses relations et une cinquantaine de slips en peaux de félins qu’il avait achetés sur un marché du Wuhan en Chine. Le goût de la défaite était très présent dans sa bouche avec son âpreté bien connue et ses relents acides typiques. Il avait beau déglutir et boire à s’en exploser l’estomac, le relent de la défaite ne passait pas, au contraire, il l’accompagnait à chaque repas. Et s’il avait appris quelque chose de cette expérience, c’est qu’il vaut certainement mieux gagner que perdre, n’en déplaise à l’ancien président d’Afrique du Sud.
– Je suis votre directeur général, chuchota Quincy à l’oreille de Poisson. Je sais que cela peut paraître étrange mais, il semble que tous les deux, nous allons devoir travailler ensemble, peut-être même faire un petit bout de chemin.
Le nouveau directeur général ne s’expliquait pas par quels mystères d’un monde qui perdait de plus en plus ses repères, il avait été nommé à la tête de Joseph Poisson SA. Les énigmes de l’économie ne cessaient de l’étonner. Mais il entendait mener à bien sa nouvelle mission.
– Pour bien commencer, conseilla-t-il à Joseph qui ne l’écoutait que d’une oreille distraite, nous allons faire un dépôt à la banque, car sans liquide, il nous sera très difficile de faire tourner notre business, vous comprenez ? Ensuite nous irons boire un café et discuterons des options qui s’offrent à nous.
Quincy parlait d’une voix calme et rassurante. Le genre d’intonation que l’on aime entendre.
– Je veux bien me rendre à la banque, confia Joseph, mais je n’ai pas d’argent. Ou plutôt si, j’en ai et pas qu’un peu, mais je ne peux pas y accéder. Il est bloqué.
– Je comprends, je comprends, Quincy hochait sa tête du haut vers le bas en mode yoyo compréhensif. Ne vous inquiétez pas, je suis au courant de vos petits problèmes monétaires. Nous allons trouver une solution ensemble. Ce qu’il faut, ajouta-t-il, c’est de ne pas perdre le moral, ni la confiance. Si on perd espoir alors, on a tout perdu, mais alors, vraiment tout. On se retrouve le cul dans le sable sans même aucune larme pour pleurer. Et croyez-moi, pleurer à sec c’est très douloureux.
– Mais comment voulez-vous ne pas perdre espoir, s’écria Poisson.
Notre malheureuse société anonyme humaine confia dans les détails le menu de ses aventures passées. Chaque détail de ses récents déboires trouva dans les oreilles veloutées de Quincy Nadoolman une écoute bienvenue. À la manière d’un homme d’église, le directeur général passait son ouaille à confesse. Il faut dire, pour être tout à fait honnête, complet, et par un réel souci de transparence, que vous ne trouverez dans aucun manifeste politique, Quincy vouait une véritable passion pour les questions religieuses et les causes perdues en particulier. On pourrait même dire que s’en était devenu sa spécialité, comme d’autres l’ont fait en maîtrisant la fabrication et la commercialisation du saucisson aux noisettes.
Après ses déboires dans l’affaire des slips en peau de chat, l’originaire de Calcutta que l’on prononce désormais Kolkota, il s’était retiré dans un couvent au pied des Alpes. Bien décidé à quitter la scène et à fuir les projecteurs, comme un acteur qui avait perdu son dernier cachet. Il souhaitait se consacrer pleinement à l’étude des hommes, sans autre contact que les livres qu’il pourrait mettre entre lui et eux. Il s’était passionné pour la race humaine et ses sales manies, ses tendances suicidaires. Cette force incroyable partagée universellement de tout bousiller et de chanter en même temps.
Vêtu d’une robe de bure rêche et irritante comme un conseil de notaire, il participa et pria pendant près de vingt ans à toutes les messes du soir et du matin, impatient qu’il était de retourner dans sa petite cellule fraîche, pour lire chaque livre que Dieu voulait bien mettre sur sa route. Frère Quincy en lu quelques milliers, de toutes tailles et de toutes formes. Chacun lui procurait un plaisir infini et le sentiment d’apprendre quelque chose toujours renouvelé. Les autobiographies des starlettes de la téléréalité le plongeaient dans une transe difficilement descriptible. Il aimait apprendre et comprendre les malheurs et déboires de cette jeunesse siliconée et aux dents si blanches. Il avait versé tant de larmes pour Loana et partagé tant de sourires étincelants avec Nabila.
Mais la littérature disponible dans les couvents en général, et dans le sien en particulier, ne faisait que rarement la part belle aux aventures extraordinaires de ces petits troublions du PAF. La grande majorité des livres se composait de textes bibliques, inspirés directement des lumières divines. Tout ceci lui paraissait souvent très obscur et impénétrable. Il y avait, pourtant, un recueil, de la fin du Moyen Age consacré aux saints, qui l’avait passionné.
Deux-mille cinq cents pages écrites en petits caractères et sans la moindre illustration, consacrées aux saints sauveurs inconnus, et ils sont nombreux. Ce recueil sorti de la plume de l’abbé Conchez, un bénédictin Maltais, opprimé par les jésuites entre 450 et 480 de notre ère. Le livre répertoriait avec la plus grande exhaustivité tous les saints dissimulés ou volontairement oubliés par l’histoire. Ceux que l’on n’évoquait plus, ni dans les textes sacrés, ni lors des cérémonies saintes.
– Tout le monde connaît et vénère Saint Dominique, Saint François d’Assises, Saint Martin, Sainte Rita et Saint Nicolas. Disait-il à qui voulait bien l’entendre. Mais qui peut bien admettre avoir eu vent de Saint Olaf, Saint Cédric, Saint Sunday, Saint Didas ou Sainte Alaska ?
Les héros omis d’une riche histoire ingrate. Saint Olaf, par exemple, le saint sauveur des victimes de constipations et d’hémorroïdes. Saint Didas, protecteur des odeurs corporelles fortes et des pieds qui puent. Bref, toute une ribambelle d’hommes et de femmes dévoués mais, oubliés par leur propre religion.
C’est ainsi qu’un beau jour, en quittant sa retraite monacale, que Quincy s’était fait le serment de ne jurer que par ces personnages oubliés dont, il retrouvait à travers le mépris qui leur avait été donné, un peu de celui qu’il avait ressenti.
– Par Saint Rocco, se tourna Quincy vers Joseph. Nous allons nous rendre à la banque et tenter de remettre un peu d’ordre dans vos affaires, je vous le jure, conclut-il.
– Qui est Saint Rocco? hasarda Joseph qui n’était plus à une élucubration près.
– Ben voyons, c’est le saint patron des masturbateurs, s’écria Quincy.
C’est ainsi que les deux hommes se retrouvèrent devant cette imposante façade bancaire. La Banque Du Sperme, ouvrait ses portes à notre Poisson qui s’apprêtait à faire don de lui, pour sauver sa propre cause.
Chapitre 28 – Tabatha Cash
Magique Emmanuelle, le parfum d’Emmanuelle, l’amour d’Emmanuelle, Emmanuelle à Venise, la revanche d’Emmanuelle, éternelle Emmanuelle, le secret d’Emmanuelle, les aventures érotiques d’Alladin X, les esclaves du harem, les méchantes filles, l’olympe du stupre, le cul de Seymoure, les visiteuses, instinct animal, Sœur derrière, Dr. Cul 3, Facesitters 2, partouze fille 9, sales débutantes, le train de nuit, l’académie anale.
Joseph s’était envoyé l’intégrale de Tabatha Cash. Une belle collection de films de qualité où il faut reconnaître que l’actrice ne manquait, ni de talent, ni même de cœur à l’ouvrage. La BDS lui avait offert, tout le temps nécessaire pour s’exécuter. Un petit salon mis à sa disposition, propre et immaculé, un grand fauteuil confortable face à un écran pour son plaisir personnel. 50 pouces (il avait vérifié avec ses doigts), pour revoir les exploits et les acrobaties de l’héroïne de ses rêves d’adolescent.
Joseph Poisson resta cloîtré dans les locaux de la banque du sperme. On lui faisait livrer des pizzas de nuit comme de jour, afin qu’il nourrisse son organisme fatigué par tant d’efforts. La banque se montra généreuse et ne lésinait pas sur les boissons survitaminées pour accompagner les repas du donateur. Mais, le jeu en valait la chandelle. Joseph Poisson SA fit don d’une quantité record de semences. Sa pugnacité lui permit de remplir une cinquantaine de petits flacons en plastique. Au tarif de 35 Euros la fiole, il empocha la coquette somme de 1750 Euros. La BDS, de son côté, s’était constituée des réserves pour les prochains vingt-quatre mois, de quoi répondre à la demande de nombreuses clientes en mal de partenaires.
Trois jours plus tard, l’écrivain sorti discrètement de son petit local, les jambes flageolantes, les avant-bras et les poignets endoloris mais, la tête bien reposée. Le soleil se levait sur la ville, avec une impression de sérénité, comme une veille de rentrée scolaire et qu’on adresse un dernier au revoir à la plage de nos vacances.
Quincy le soutenait par le bras.
– Comment allez-vous Poisson, pas trop fatigué ? demanda le directeur général. Venez, nous allons prendre un petit café et parler un peu. Nous avons tant de choses à nous dire. Vous allez voir que je n’ai pas perdu de temps pendant votre séance de mas… de donation, j’ai passablement cogité sur votre cas et, je pense que j’ai quelques idées à vous soumettre qui vont nous sortir de l’impasse.
Quincy Nadoolmann et Joseph Poisson marchaient comme deux vieillards, l’un supportant l’autre, à la recherche d’un endroit où poser leurs fesses. Rapidement, un bistrot émergea au coin d’une rue. Quelques tables étaient disposées sommairement en devanture de vitrine. À cette heure-ci, ils étaient les seuls clients et ce n’était pas plus mal. Les deux hommes prirent place et commandèrent chacun un petit noir sans crème, ni sucre. Le regard de Joseph était éteint, voire, en dérangement momentané. Ses yeux semblaient dire « merci de laisser un message, nous vous recontacterons dès notre retour. C’est promis ! » Mais Quincy se risqua quand même à attirer son attention.
– Savez-vous ce qu’il faut pour être un bon écrivain ? L’interrogea le directeur général. Sans attendre une réponse, qui ne serait de toute façon pas venue, il enchaîna : du vécu ! Oui, vous m’avez bien entendu, il faut du vécu, de l’expérience. Au fond, les meilleurs écrivains sont ceux qui se pointent avec une histoire dans leur sac. Ceux qui ont roulé leur bosse, les égratignés de la vie, les cabossés du parcours. On ne peut pas se prétendre auteur avec une laiterie derrière les oreilles. Franchement, regardez tous ces jeunes qui se prétendent écrivains et qui vous pondent un livre lisse comme un billard hollandais. Ces auteurs à la peau du ventre bien tendue qui écrivent des romans policiers de plus de 500 pages décrivant par le menu comment tuer avec un pistolet à eau. Des pages et des pages à vous sortir de la merde en rouleau, comme on chie des graines de pastèque en été. Remarquez, ce n’est pas leur faute. On ne peut pas leur en vouloir. Chacun fait avec les moyens du bord et en plus, ce n’est pas interdit d’écrire, en tout cas, pas encore. Alors ils rédigent et racontent leurs trucs qui n’en sont pas. Juste bon à noircir la feuille.
Quincy trouva plus prudent de claquer deux doigts devant les yeux de Poisson pour s’assurer que son discours ne partait pas complètement dans le vide.
– C’est vrai, quoi ! poursuivit-il. Regardez Hemingway. Le mec est parti faire la guerre d’Espagne pour ne rien perdre de sa verve littéraire. Vous pensez qu’il serait resté dans sa petite cahutte sur la plage à sucer des cacahuètes et écrire des romans d’amour qui finissent bien ? Et bien non ! La guerre, et pas qu’une ! Il les a toutes faites. Ma foi, c’est comme ça que l’on devient écrivain en se confrontant à la vie et la mort, non pas assis devant son bureau, le cul sur un coussin d’assise gonflable en anneau médical qui soutient les lombaires et combat les hémorroïdes. Alors je comprends bien que de nos jours, on sacrifie tout au confort et au luxe, mais à ce moment-là, il ne faudrait pas songer à une carrière d’écrivain. Je veux dire, il y a bien d’autres professions qui permettent de gagner des kilos et se gratter les noix. Et pas que dans la communication ou les relations publiques.
– Mais on ne peut pas quand même provoquer une guerre, non ? Joseph était sorti de sa torpeur de manière interrogative.
– Non, bien sûr Joseph, vous avez raison ! Nous ne sommes pas le gouvernement des Etats-Unis. Remarquez, ça doit être bien pratique de pouvoir mettre à feu et à sang une petite région du monde qui meurt de faim. Je pense que cela ouvre des perspectives enrichissantes. Non, ce qu’il nous faut, c’est envisager ça sous un angle plus local, plus humain.
Quincy tapotait du doigt la soucoupe vide de son café. Le directeur général avait un plan qu’il entendait bien mettre à exécution. Un projet tellement grand qu’il ferait de l’ombre à la lune, elle-même et pas que lors des soirées de solstices. Il couvait l’ambition de faire de Joseph Poisson un grand écrivain, un immense auteur. Probablement, le plus célèbre d’entre tous. Pour la première fois depuis longtemps, son projet avorté de slips en peau de chats lui semblait bien dérisoire. La tâche qui l’attendait était une nouvelle montagne à gravir. Il comptait bien atteindre ce sommet où culminerait enfin sa gloire, à la force de ses mains et sans masque à oxygène. Le visage découvert à l’air libre comme un Zorro qui n’a plus peur du regard des autres.
– Ce qu’il vous faut M. Joseph Poisson SA, c’est un projet détaillé. Reconnaissez qu’il vous manque presque tout pour devenir un bon écrivain. Si vous aviez suivi les précieux conseils de Joel Dicker, dans tous ses livres, vous auriez réussi à écrire un texte, certes un peu soupe au lait, pas de quoi nourrir son lectorat mais certainement, suffisamment pour ne pas le laisser mourir de faim. Parce que ça mange ces bêtes-là. Ça demande toujours plus de mots, de phrases et de chapitres. Il faut les rassasier sans les saturer. Oh ! Quincy leva une main vers le ciel. Je sais bien que tout n’est pas facile. De la théorie à la pratique, il y a un bout de chemin cahoteux que l’on hésite à franchir, de peur de se casser la cheville. Mais d’autres l’ont fait, alors pourquoi pas vous.
– Mais j’écris, s’exclama Joseph, j’ai déjà publié quelques nouvelles et, plutôt intéressantes à mon goût.
– Eh bien justement, c’est votre goût qui pose un problème. Joseph Poisson, vos textes doivent parler aux lecteurs. En l’occurrence, il faut admettre que question attrait, vos écrits suscitent le même intérêt qu’une conférence sur la chirurgie plastique dans un couvent de nones carmélites. C’est-à-dire, à peine un haussement de sourcils ou alors une curiosité perverse. Il vous faut de la percussion et du rythme. Poisson vous devez trouver un style qui n’est celui de personne, donc le vôtre. Surprendre le lecteur comme dans un Tweet de Donald Trump à quatre heures du matin.
– Et comment je fais d’après vous ?
– Ah voilà la bonne question, cria Quincy ! Celle que vous devez vous poser tout le temps devant votre page. Comment je fais ? Comment surprendre le lecteur et le laisser en attente de plus, toujours plus. Ne nous y trompons pas, le lecteur est et restera un junkie qu’il faut sans cesse rapprovisionner. Il lui faut sa dose. Sans ça c’est sa vie de merde qui reprend le dessus. Il étouffe et s’arrache la peau des yeux. Les mecs sont prêts à lire n’importe quoi pour peu qu’on les sorte de leur quotidien. Alors, c’est comme dans tout, il y a de la bonne et de la moins bonne cam. Tout le monde peut dealer un texte coupé à l’urine de singe, du genre à bousiller la santé du consommateur. Mais la qualité, de la pure, comme un texte qui fait planer plus hauts que les hauts plateaux du Kilimandjaro, ça c’est rare. Ça, il y en en peu qui y arrivent. Il faut bien sûr, une certaine maîtrise, une part de talent mais encore beaucoup d’engagement. Du sang, des larmes et des pleurs. Mais surtout des expériences. Il faut que la vie coule dans vos veines, qu’elle transpire par tous vos pores. C’est ça qu’il faut démontrer, vous comprenez ?
– Alors on fait quoi ?
Quincy s’était tourné vers l’écrivain et plongeait son regard bleu métal dans le sien, comme on peut le lire dans les livres qu’on offre à Noël mais que l’on ne lit pas au-delà de la centième page, avant de le revendre sur Amazon.
– Joseph Poisson SA, avez-vous déjà tué quelqu’un ?
Chapitre 29 – La lumière noire
Tout ceci paraît tellement évident que ne pas en parler serait la seule chose encore plus évidente. Qui n’est pas confronté aux vicissitudes de la vie, ne la connait pas, aucun philosophe n’a prononcé cette phrase, mais, ce n’est pas ça qui va m’empêcher de le crier haut et fort. C’est arrivé à un point où, l’on peut, sans l’ombre d’un doute, affirmer que les plus grands auteurs ont du sang sur les mains et pas qu’un peu, ça dégouline. L’académie française, par exemple, compte plein de petits vieux aux doigts décharnés et au sourire cajoleur. Sait-on ce qui se dit une fois que les portes de l’institut de France sont closes ? Les murs cachent des secrets. Les immortels se confient leurs meurtres inavoués. Tous les détails sont retranscrits dans leurs œuvres, à peine maquillées, presque des aveux. Ils n’ont peur de rien, les vieux bougres !
– Si j’étais flic, j’irais faire un tour là-bas avec, sous le bras quelques affaires criminelles non élucidées. Pour sûr que j’en trouverais des coupables. Il y aurait de l’enquête dans l’air feutré des salons.
Tout s’y trouve, jusqu’au dernier détail macabre. Alors bon, ça a du chien, ça se laisse lire, j’en conviens. Ce n’est pas du texte bâclé à la six-quatre-deux. Toutes les pages se dévorent comme des mouchillons sur l’autoroute. Mais, pas de quoi se sentir mal à l’aise. Lire ne fait pas de nous des complices, encore moins des coauteurs. Disons qu’il faut quand même bien se sangler pour accoucher tout ça sur du papier. Il faut une sacrée musculation du poignet pour affronter les G de la bien-pensance et, je ne parle pas des “qu’en dira-t-on”.
Alors oui, tuer c’est la base pour un auteur qui a un tant soit peu d’amour propre. On apprend bien aux cuisiniers à faire des omelettes en cassant des œufs. Je ne vois pas en quoi le meurtre serait une entrave à la liberté créatrice. On ne navigue pas dans le même océan après tout. Vous me direz que le code pénal, c’est aussi de la littérature, mais, le raisonnement ne dépasse pas les pâquerettes, voir les nénuphars. Tuer pour écrire, c’est un peu comme souffrir pour aimer. C’est indissociable. Bien sûr, on connaît tous des bienheureux qui aiment sans douleur, moi aussi, j’ai des amis dans la haute finance, je ne suis pas Genevois pour rien. Mais, disons que les extrêmes ne sont jamais très significatifs d’une majorité, c’est mathématique, voire, carrément statistique.
Quincy poursuivait son raisonnement dans une oreille de Joseph, somme toute, assez réfractaire. Mais petit à petit, comme un moineau friquet, l’idée faisait son nid.
– Prenez le Comte de Monte-Cristo par exemple! Le directeur général passait désormais aux arguments démonstratifs pour illustrer son propos et convaincre son interlocuteur. Vous ne me direz pas qu’Alexandre Dumas n’en connaissait pas une sacrée manche sur le meurtre, la torture et la pression psychologique. Ce n’est quand même pas, dans son petit deux-pièces/cuisine du numéro 107 au boulevard Malesherbes que le père Dumas a trouvé toute cette inspiration assassine. Allons Poisson, ressaisissez-vous, ou alors, vous êtes un vrai con.
– M’enfin, de là à tuer quelqu’un pour s’aguerrir, c’est quand même un peu poussé, non ?
Quincy marqua une courte pause et renifla un grand coup, comme pour dégager ses narines d’odeurs incommodantes. Il posa une main complice dans le creux du bras de Joseph Poisson.
– Ah Joseph, cette pudeur vous honore, lui confia-t-il. Je comprends que vous soyez gêné, voire intimidé à la perspective de devoir zigouiller quelqu’un. C’est une décision difficile à prendre et, je peux concevoir que le passage à l’acte puisse susciter des réticences. C’est tout à fait naturel. Au fond, on n’enlève pas la vie comme on s’envoie une bière. Mais, croyez-moi, c’est une étape incontournable pour vous mener sur les chemins du succès littéraire. Sans vouloir trop vous dévoiler les bien faits d’un meurtre, je peux vous dire que l’état de transe et le sentiment de toute-puissance ressentie vous permettront de puiser au plus profond de vous pour faire naître votre âme créatrice.
Quincy sentait bien que la partie n’était pas gagnée d’avance. Il savait pertinemment que la démarche proactive ne pouvait venir que de Poisson lui-même. L’écrivain hésitait dans l’attitude à adopter. La perspective d’ôter la vie à un inconnu ne l’enchantait guère. Il concevait, dans sa tête, les effets secondaires qui risquaient de surgir pour faire de sa vie un bordel, encore plus gros et ingérable. Mais, il ne souhaitait pas non plus se montrer désobligeant vis-à-vis de son directeur qui se souciait vraiment de son cas.
Depuis le jour où ils s’étaient rencontré, Quincy Nadoolman n’avait pas ménagé ses efforts pour aider Joseph Poisson en lui suggérant des solutions à toutes sortes de petits tracas du quotidien. Son passage par la banque du sperme s’était avéré, finalement, une expérience moins douloureuse que prévue. Il gardait un bon souvenir de ses retrouvailles avec Tabatha Cash. L’expérience avait fait remonter en lui, outre sa semence, toute une série de souvenirs liés à sa jeunesse. Joseph était en droit de lui faire confiance, pensait-il. La question était, finalement, jusqu’à quel point était-il prêt à aller pour devenir un bon écrivain. L’interrogation paraît, de prime abord, simple et logique mais, elle n’en est pas moins fondamentale. Combien d’écrivains se la sont réellement posée avant de se lancer dans la rédaction de leur texte? Assurément pas assez. Autrement, nos bibliothèques ne déborderaient pas de romans creux et insipides à souhait. On ne serait pas obligé de se taper des leçons de vie de la part d’auteurs luciollaires, le samedi, en deuxième partie de soirée, sur la télévision nationale. Non vraiment, nous touchons ici les fondamentaux de la littérature: le questionnement. Et la première question à se poser avant toute chose, avant de tailler son crayon ou, d’allumer son ordinateur portable, c’est, et restera : pourquoi écrire ?
À cette question, Joseph se serait exprimé, il y a encore peu, en répondant : “pour devenir riche et célèbre”. Maintenant il avait le sentiment que l’écriture devait aller bien au-delà de la lumière. Peut-être même aux antipodes de celle-ci. Il pensait que l’écriture se baignait d’une douce lumière noire. Car ce n’est pas tant la question de voir qui comptait désormais à ses yeux, mais plutôt comment la ressentir.
– De nos jours, reprit Joseph en se tournant vers Quincy. Les choses sont devenues si difficiles que même l’argent ne suffit plus. Vous savez, ajouta-t-il, vous ne vous rendez pas compte de tout ce que les gens sont prêts à faire pour entrevoir un bout du soleil, de sentir les doux rayons du succès leur caresser le visage, ne serait-ce qu’une minute. Je crois avoir vécu suffisamment pour vous dire que l’opportunisme est une nouvelle religion. Et les hommes sont de fidèles adeptes de ce culte. Je dirais même qu’ils ne pensent qu’à ça, qu’à ces histoires de culte. Le culte, le culte et le culte, ils n’ont que cette parole en tête. Alors bon, nous sommes tous des salauds, c’est un fait, même si certains sont le sont plus que d’autres. Ceux qui ont tout se plaignent pour un rien, alors que ceux qui n’ont rien, se plaignent de tout. Ainsi va la vie. Bon, on ne va pas épiloguer on ne changera pas la nature humaine aujourd’hui, n’est-ce pas ? Son invitation à répondre n’en était pas une.
Joseph Poisson SA parlait comme une boîte à rythme. Quincy l’écoutait et se laissait bercer par ce rythme entraînant. Il avait envie de battre des mains et d’incliner la tête à la façon des chanteurs de gospel du dimanche matin dans une petite église décrépie de l’Ohio. À Mingo, par exemple, sur la nationale 254 à une dizaine de kilomètres de Westliberty.
– Parlons peu parlons bien, poursuivit Joseph sur sa lancée. Nous ne sommes pas ici pour un cours de philosophie humaine, et je vous comprends bien mon cher Quincy. Il n’y a rien de plus ennuyeux que la philosophie à part, peut-être, les philosophes eux-mêmes. Franchement, des gens si seuls qui se permettent de nous expliquer comment va la vie, c’est consternant quand on y pense. Savez-vous qu’à l’époque, aux environs du Moyen Âge les gens dissociaient le corps de l’âme ? Ils les concevaient comme des éléments bien distincts, chacun vivant sa destinée, indépendamment de l’autre. Vous rendez-vous compte, du niveau de questionnement de nos ancêtres ? Il paraît même qu’un vocabulaire dédié avait été développé pour distinguer chacune de ces deux parties de l’être humain. D’ailleurs, précisa Joseph, il nous en reste encore quelques bribes dans notre vocabulaire contemporain. Par exemple, on parle de voir pour l’âme et regarder pour le corps ou encore, on entend avec son âme, alors qu’on écoute avec son corps, ou plutôt avec ses oreilles. Mais, heureusement, de nos jours on ne prête plus grande importance à ce genre de détails insignifiants. Et, si vous voulez mon avis, c’est tant mieux. Bref, pour en revenir à votre demande : “Pourquoi écrire ?” Eh bien je dirais simplement pour séduire, pour plaire, pour aimer et pour être aimé. Au fond, n’est-ce pas ce que tout le monde recherche après tout. Exister et se sentir exister auprès de quelqu’un.
– Je comprends Joseph, vous voulez niquer, quoi ! Reformula Quincy après quelques secondes de réflexion. C’est bien ça ? Excusez-moi pour la cruauté de mes paroles, mais, un chat est un chat et, tous ceux qui prendront des chemins détournés pour vous expliquer ces choses-là seront, au mieux, des couillons, si vous voulez mon avis. Bon, revenons à nos moutons, je peux vous donner ce que vous voulez en un rien de temps. Je dois même reconnaître que rien n’est plus simple, j’en ai presque honte. Quand je pense qu’il y en a qui vont jusqu’à suivre des cours d’écriture avec Eric-Emmanuel Schmidt sur internet pour parvenir à leurs fins. Rendez-vous compte quand même, ce que la science et la jalousie nous poussent à faire, et, parfois, je me demande où nous mène le monde. M’enfin, je ne suis pas là pour juger les autres, n’est-ce pas ? Chacun vit sa vie, comme on dit à la télévision. Bon, pour ce qui est de notre petite affaire, ne vous faites pas de souci, tout va bien se passer. Je vais vous offrir ce dont vous avez toujours rêvé. Vous verrez, votre vie va, en effet, changer du tout au tout. Comme une chaussette qu’on retourne d’un coup, d’un seul. Tout ce qu’il vous reste à faire, à cet instant, c’est, simplement, tuer quelqu’un, point barre.
– Je peux tuer qui je veux ? consentit Joseph de guerre lasse.
– Oui, bien sûr, qui vous voulez, c’est ça qui est génial, pas besoin de s’embarrasser de considération superflue.
– Très bien, dans ce cas-là, je vais assassiner un suicidaire, ça compte, n’est-ce pas ?
Chapitre 30 – La révolution
« Nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous, les hommes de la connaissance, et nous sommes nous-mêmes inconnus à nous-mêmes. À cela il y a une bonne raison: nous ne nous sommes jamais cherchés ».
Vous voyez un peu le genre ? Il n’y a pas pire pour commencer un chapitre, non ? Après tout ce n’est pas moi qui l’ai écrit, donc, je peux le dire d’autant plus librement puisque je n’ai aucun intérêt particulier dans cette affaire. Mais, il faut quand même reconnaître qu’une entame de jeu pareil, ça ne fait pas envie, bien au contraire. Ce n’est pas compliqué, après ces quelques lignes, j’ai refermé livre. Je l’ai rangé dans ma bibliothèque et je suis retourné à ma vie, tout naturellement. Le fait que Nietzsche soit l’auteur de ces phrases n’y change rien. Ce n’est pas le mercato du football, on ne recherche pas les grands noms, ni les auras. Ici, c’est juste une question de plaisir, une envie de se sentir bien.
Paul Auster l’a bien compris, lui : « C’était l’été où l’homme a pour la première fois posé pied sur la Lune. J’étais très jeune en ce temps-là, mais je n’avais aucune foi dans l’avenir. Je voulais vivre dangereusement, me pousser aussi loin que je pourrais aller, et voir ce qui se passerait une fois que j’y serais parvenu ».
Il n’y a pas à tortiller. Là, ça claque, ça te chope par les tripes. À peine quelques mots et, « la nave va ». Tu es parti pour un tour qui va te donner le tournis et des frissons garantis. En voiture Simone, une balade sans retour dans un monde qui ne demande qu’à t’appartenir. Au fond, juste quelques lignes qui suffisent à condamner tes prochains jours à la lecture effrénée du livre.
C’est fou les choses qui peuvent passer dans une tête quand on lui laisse le champ libre. Pour ça. Il suffit juste d’un contexte précis et puis, vas-y, pilote automatique, tout s’enchaîne. Tu n’as plus qu’à t’asseoir et regarder le film se dérouler devant tes yeux. C’est ce que faisait Branson Pinchot face au brouhaha qui régnait autour de lui. Il s’était déconnecté du monde et regardait les insultes et les coups pleuvoir, comme un premier jour de mousson à Bangalore. Il était, un peu comme ce ridicule personnage anglais de publicité des années 80 qui savourait calmement ses dégueulasses petits chocolats carrés à la menthe alors que le monde se désintégrait autour de lui. After eight, je crois qu’ils s’appellent ainsi. Après on s’étonne que la planète soit sens dessus dessous alors, qu’on a essayé, pendant des années, de faire manger ce genre de cochonneries à toute la population, à grand renfort d’annonces publicitaires. Sans parler des effets secondaires du produit qui fait pousser les dents vers l’avant et décolle les oreilles de façon spectaculaire.
Une dizaine de personnes s’invectivaient allègement autour d’une belle table en noyer polonais. Chacun critiquait l’autre sans se faire entendre, ni écouter. Cette réunion convoquée précipitamment par les plus hautes instances de l’ASF, revêtait, pourtant, une importance cruciale. Branson Pinchot avait rassemblé autour de lui tous les représentants des associations et les présidents des mouvements les plus influents qu’il connaissait.
– Ça suffit, il nous faut agir rapidement, s’était-il exclamé un beau matin.
Il prit son agenda recouvert de cuir qui contenait un carnet d’adresses en papier, comme au bon vieux temps où le tactile était encore réservé aux jeunes amoureux qui fréquentaient les salles sombres des cinémas de quartiers. Les uns après les autres, Branson avait appelé ses contacts pour les convier à une session de la plus grande gravité, pour reprendre ses termes.
Le président de l’association des suicidaires fédérés, en homme expérimenté, savait que dans toute bonne réunion, il fallait un préambule de mise à niveau et d’équilibrage des masses. Un processus naturel qui passait par un vidage de sac et quelques échanges de noms d’oiseaux. Une procédure qui durait généralement une vingtaine de minutes selon les participants. Cela me laisse le temps de vous lister ici les intervenants. Car, dans ce livre on ne gaspille pas le moindre cm2 de papier. On ne perd pas son temps comme dans certains volumes de 600 pages. Ce n’est pas compliqué on aime le lecteur ou, on ne l’aime pas:
Parmi les participants, on comptait notamment : Jean-Michel Redoit du Collectif Antifasciste International, Bernard Rojo d’Action Autonome Révolutionnaire, Simon Jeanmaire de l’Alternative Solidaire Radicale, Andrée Robertis du Groupe Maoiste Insoumis, Fazal Kuzimi de la Fraction Anarchiste Révoltée, Monique Kervoelen présidente de la Brigade Situationniste Armée, Thérèse Autremont de la Section Féministe Rebelle, Jean Vain que tout le monde appelait John Wayne de l’Avant-garde Homosexuelle Libérée, Serge Giuliano du Front Prolétarien Communard, Anton Martis de la Lutte Ecologiste Indocile, Jenna Fox de la Coordination Trotskiste Autogestionnaire.
– Messieurs, dames. Branson reprit la main en appelant tout le monde au clame et à montrer un peu plus de volupté dans leurs échanges. Je vous ai convoqués aujourd’hui car l’heure n’est plus aux tergiversations.
Tournant son regard vers chacun des membres de l’assemblée, il les prit à témoin, de son index pointé vers eux, que le temps de l’action était arrivé.
– Vous n’êtes pas sans avoir remarqué ces millions de petits post-it que l’on voit fleurir un peu partout dans nos rues. Je crois que le message est clair et nécessite une réponse adéquate, voire même, immédiate.
– Quel post-it ? Interrompit Anton Martis de la Lutte Ecologiste Indocile.
– Ne me dis pas que tu ne les as pas vu ? Lui reprochait du tac au tac Monique Kervoelen de la Brigade Situationniste Armée.
– Eh bien non, figure-toi que j’étais en vacances et je ne suis revenu qu’hier soir. En plus, je n’ai pas beaucoup le temps de traîner dans les rues, moi !
– En vacances dans le Périgord peut être ? A voir ton teint bronzé, permet-moi d’en douter.
– Eh bien non, j’étais aux iles Vierges, si tu veux tout savoir.
– Aux iles vierges ? Sérieusement ! S’insurgeait Simon Jeanmaire de l’Alternative Solidaire Radicale. Tu fais chier tout le monde à longueur d’années pour qu’on préserve l’environnement et toi, tu t’envoies en l’air jusqu’au bout du monde.
– Et ton bilan carbone, surenchérit John Wayne de l’Avant-garde Homosexuelle Libérée. Tu y as pensé ? Ou c’est juste un leitmotiv pour les autres,
– J’ai compensé, figurez-vous, en plantant des arbres en Amazonie, se défendit Anton. Et pas qu’un peu, une vaste plantation de six hectares de chênes pédonculés à Santa Carmem, à 10 km à l’ouest de Sinop, dans l’Etat du Mato Grosso.
– Des chênes, vraiment des chênes en Amazonie ? demanda Serge Giuliano du Front Prolétarien Communard. Pourquoi ne pas importer des baleines bleues dans le lac Léman ? Tant qu’à faire, on pourrait même développer une colonie de pingouins au Sahara.
– Tu roules bien en Ferrari toi ? Lui rétorqua le représentant de la lutte Ecologiste Indocile piqué au vif par ces attaques dirigées contre sa personne.
– D’abord, c’est une vieille Testa Rossa, précisa Serge Giuliano. Elle a plus de 200’000 kilomètres au compteur alors question luxe, on fait mieux. Je n’ai rien à me reprocher. J’ai ma conscience pour moi. Pas comme Thérèse que j’ai vue l’autre jour, acheter, en cachette, des soutiens-gorge en dentelle fine de Burano, on se demande pourquoi. Il conclut sa diatribe d’un léger clin d’œil.
– De quoi ? Eructa la principale intéressée et présidente de la Section Féministe Rebelle. De quoi ? J’ai quand même le droit d’acheter ce que je veux pour ma poitrine. C’est bien un discours de vieux macho ça. Ce n’est quand même pas un soixante-huitard écolo qui va me dire ce que je peux ou ne peux pas porter. Si on n’est pas libre d’acheter ses habits comme on le veut, je crains pour le monde vert qui nous attend. D’ailleurs tant qu’à balancer, je me demande pourquoi Faizal s’est fait construire une villa piscine avec vue digne du manoir hollywoodien magnat de la haute finance mondiale.
– N’importe quoi ! Fazal Kuzimi de la Fraction Anarchiste Révoltée dédaignait les attaques de la tête, comme un arbitre de chaise en finale de Roland Garros. Si j’ai acheté cette maison, c’est pour la seule et unique raison de dénoncer le système capitaliste qui nous oppresse et nous pousse à consommer toujours plus. Je veux faire éclater au grand jour les dangers du gain dans les limites du mode de vie consumériste. Par mon action, je noyaute le système de l’intérieur et, confronte le capitalisme à ses propres démons, à son hystérie collective qui…
– Ta gueule ! La remarque de Bernard Rojo d’Action Autonome Révolutionnaire, ne manquait pas d’à propos.
Une remarque pertinente et, qui eut le mérite de calmer, une fraction de seconde, les ardeurs de chacun, autour de la table. Branson saisit cette occasion pour reprendre la main.
– Tout le monde se calme, on n’est pas là pour ça. Je veux vous parler de ces post-it. Le président de l’ASF tourna ses doigts vers les intervenants remontés qui découvrirent un petit papier plein de couleurs.
30-1-23
Crise, tu n’es plus là !
Je ne t’oublie pas.
Nous sommes tous des gens solitaires.
JP
– Tout y est les amis. Le message est clair et ne souffre d’aucune contestation possible. Branson continuait de soutenir le regard et maintenait son auditoire dans l’attente.
L’air médusé des différents représentants des associations ne ramollit pas l’effort du président de l’ASF, bien au contraire.
– Vous ne comprenez donc pas ? C’est bientôt la fin ! Tout va se terminer enfin. La crise touche au but. Bon Dieu, c’est notre chance de mettre un terme à cette situation dans laquelle on nous maintient depuis tant d’années. Comme dans une cocotte-minute pressurisée pour s’assurer notre docilité. On va enfin se libérer. Une bonne fois pour toute. L’heure de la révolution a sonné. Bordel !
Chapitre 31 – George Michael
Après tout, ce n’est qu’une question de sémantique. C’est plus agréable de se retrouver confiner dans une prison, que dans un pénitencier. Prison, ça sonne plus joli, plus aimant. Au fond, c’est comme maison mais, avec un « pri » à la place du « mai ». On s’y devine un peu chez soi. Profiter de la grasse matinée du dimanche matin en se demandant qui va sortir le premier du lit pour chercher les croissants. Une prison, ça n’est pas si pénible après tout, c’est supportable. On pourrait presque y sentir l’air frais de la liberté souffler à travers ses barreaux fins et plus espacés. Alors que pénitencier, ça: ça fait peur. Peu de place pour la rêverie et le coocooning. Les choses sont claires d’entrée de jeu. On va en baver c’est à peine si on arrivera à respirer, et encore, que de l’air vicié.
– Monsieur Poisson, je vous condamne à cinq ans de détention pour tentative de meurtre, déclama le juge. Vous purgerez cette peine dans un pénitencier de haute sécurité. Le magistrat avait tranché, sèchement, sans faillir, comme on découpe le chorizo en Andalousie.
Le bruit sec du petit marteau en bois, claquant sur son socle d’acajou, mit fin au débat. L’affaire réglée était dans le sac. Elle était même emballée et pesée, C’est dire si notre justice n’a rien à envier à celle d’Amérique du sud dans sa célérité. Joseph Poisson SA, se retrouvait donc derrière les barreaux. Le plaignant, pourtant, ne l’entendait pas de cette oreille et avait d’ores et déjà annoncé vouloir faire recours contre cette décision judiciaire et arbitraire. La victime portait plainte contre l’écrivain pour avoir échoué dans sa tentative de meurtre. Le suicidaire et ses avocats estimaient que l’échec du meurtre leur causait un important préjudice. Il faut savoir que la victime tentait, depuis des années, de mettre fin à ses jours mais sans succès. Pour la première fois de sa vie torturée, dans cette petite ruelle sombre, l’accusateur entrevit la possibilité d’atteindre enfin son but ultime. Mais, le renoncement de dernière minute de Joseph qui, comme tout le monde le sait, n’est pas vraiment un assassin, aurait causé d’importantes souffrances et, un tort moral, difficilement descriptible pour la victime. Il entendait demander réparation pour cette expectative avortée. Personne ne comprenait vraiment sur quel article de loi et quelle jurisprudence, l’homme entendait construire son syllogisme juridique. Mais, il avait eu l’occasion de démontrer, lors du procès, son intention de ne rien lâcher. L’affaire était à suivre, comme dans toutes les fins d’épisode de série télé, même bien avant que Netflix ne vienne phagocyter notre capacité de jugement.
L’accueil dans le pénitencier fut plutôt glacial. Il faut dire que Joseph Poisson ne montrait, de prime abord, pas une grande affection pour ses codétenus, qu’il trouvait peu avenants, voire même plutôt repoussants. Joseph gardait, comme chacun de nous, une idée très précisément arrêtée de ce genre d’endroit où l’on parquait les criminels en tous genres. Il avait vu le film « Midnight express » et craignait par avance sa première douche. Comme un vieux cochon qui sait que le camion qui l’attend devant la ferme, ne le conduira pas au camping des « Flots bleus », ni même en pèlerinage à Lourdes. Sa cellule était recouverte de filles nues collées à même le béton froidement armé. Celle qui se trouvait à sa droite, ne lui faisait pas vraiment oublier Tabatha Cash, mais elle ne l’empêchait pas de dormir pour autant. Ses nuits étaient plutôt calmes et, c’était tout ce dont il avait le plus besoin en ce moment.
Au parloir Quincy s’impatientait.
– Joseph, quel plaisir de vous revoir, comment se passe votre séjour en prison ?
– En centre pénitentiaire, si je peux me permettre, précisa Joseph. Une prison c’est plus cosy.
– Oui, bien sûr, il faut savoir faire la part de choses et appeler un chat, un chat, acquiesça Quincy. Reste que notre plan suit son cours et, se déroule à merveille. Tout se développe comme prévu. Je dirais même au-delà de mes espérances.
– Je dois reconnaître, Quincy, que j’ai un peu de peine à comprendre l’échelle de vos espérances. Je me retrouve ici, coincé entre des barreaux, dans la hantise de ma première douche et vous me dites, sans sourciller, que tout se déroule à la perfection. Tout ça me laisse un peu dubitatif.
– Attention ! Je n’ai pas dit à la perfection, corrigea le directeur général, mais plutôt à merveille. Nuance ! Tout ce qui est merveilleux n’est pas parfait, bien au contraire. Je dirais même que le merveilleux ne se trouve que dans l’imperfection.
– Bien, merci pour votre précision. Mais, je ne comprends toujours pas ce que je pourrais trouver de merveilleux dans ma situation actuelle. Je dois même avouer, au risque de passer pour un rabat-joie que tout ceci me semble plutôt horrible, pour ne pas dire infernal.
– Non, non, rassurez-vous, l’apaisa Quincy. L’enfer n’a rien à voir là-dedans. D’ailleurs, Saint Léonard de Noblat, le Saint patron des prisonniers, l’a dit lui-même: « la prison c’est le paradis pour ceux qui veulent manger, dormir, se soigner et s’amuser gratuitement. En plus l’égalité y est totale, l’enfer c’est pour les autres ». Quel saint homme, plein de sagesse, s’extasia Quincy en se remémorant avec nostalgie ses jeunes années au couvent.
Joseph avait décidément de la peine à comprendre. Pour tout dire cela le laissait perplexe. Et penser que tout n’était que la simple, seule et unique résultante de sa décision de décrocher ce maudit téléphone. Il se prêtait à imaginer ce que serait sa vie, à cet instant précis, s’il n’avait pas pris cette décision de répondre à l’appel mystérieux. S’il avait choisi l’option de passer son chemin, d’ignorer la sonnerie du téléphone et de vaquer à ses activités le plus naturellement du monde. Décidément, il n’y a rien de pire que le choix. Si, on n’avait jamais à trancher, que la vie serait belle, à tout le moins plus simple. Ne pas avoir à décider simplifie grandement le problème. On fait face à la fatalité et « advienne que pourra ». On se laisse porter. Après, la question devient plus épineuse quand on pense que nos destins dépendent parfois du choix des autres. Autrement dit, que tout nous échappe, que tout ne tient qu’à une décision extérieure. Le mec devait prendre à gauche, il prend à droite et, c’est l’accident. Révolution…c’est une fatalité, on n’y peut rien. S’acharner ne contribue qu’à renforcer l’angoisse de notre dépendance…révolution…de notre fragilité et du sentiment que tout n’est peut-être pas le fruit du hasard mais, plutôt d’une partition écrite par d’autres…révolution…Un opéra dans lequel on ne tient même pas un rôle de petit rat…révolution…
– Poisson, vous m’entendez ? Quincy regardait de biais son entreprise, comme quand on tourne les yeux pour remettre les perspectives en place. Je vous parle de révolution, vous m’écoutez ?
– Pardonnez-moi, j’étais ailleurs, désolé. Vous me parliez de révolution, pour quoi faire ?
– Et bien justement parce que c’est ce qui doit se passer maintenant. Parce que sans révolution nous ne nous en sortirons pas, et vous encore moins. Nous sommes à une croisée des chemins on tout se décide et se précipite. Tout change, ou tout s’arrête. Il n’y a pas de voie médiane. Vous voyez le genre ?
– Non, Joseph regardait ses mains, c’est pratique quand on ne sait pas, les mains ça aide à fuguer, à s’accrocher à d’autres réalités plus malléables. Non, je ne comprends pas, poursuivit-il, en se caressant les ongles, l’air de rien.
– Joseph, vous sentez cette odeur. Ce mélange de transpiration et de décomposition qui nous entoure ?
– Oui, je la sens très bien. Un mélange d’oranges pourries et de renfermé. Pour tout vous dire, c’est une puanteur qui me poursuit depuis quelque temps déjà et, je n’arrive pas à m’en défaire, malgré les douches répétées et l’utilisation de savons que l’on vante sur les affiches avec, des femmes nues et, leurs jambes qui dépassent de la baignoire pleine de mousse. Donc voilà, je pue et je n’y peux rien. C’est comme ça.
– Non, Joseph, ce n’est pas vous !
– Pas moi ?
– Non, ce n’est pas vous qui empestez. Quincy insista solennellement sur le « pas vous », en pointant son doigt vers le ciel.
– Pas moi ? Poisson marqua une expression faciale assez peu courante. Un subtil panachage de surprise et de soulagement, avec des sourcils arqués qui mettaient en avant une envie d’en savoir plus.
– Non, ce n’est pas vous. C’est le monde !
– Quoi le monde ? interrogea Joseph, qui décidément ne comprenait rien.
– C’est le monde qui pourrit. Cette odeur que vous croyiez être la vôtre, est en fait le monde qui se décompose. Trop de malheurs, trop de souffrances. Plus d’abus et de corruptions que notre pauvre calbasse ne peut en supporter. Tout est en train de se terminer. Les coutures lâches. La planète n’en peut plus. Elle tire la prise, comme on dit au journal de 20h. C’est la liquéfaction générale. Des milliers d’années de cochonneries cachées et enfouies partout, qui refont surface aux quatre coins du globe. On n’y peut rien. À force de tirer sur la corde, elle a fini par céder. Sauf que la corde n’en était pas une, c’était un élastique et, il nous revient à la gueule à la vitesse grand V. Ça va faire mal, peut être même laisser des traces indélébiles. Remarquez, on a beau jeu de faire les surpris. Il fallait être vraiment très con pour ne pas deviner la fin ou, le fin mot de l’histoire. Des fois, je me demande pendant encore combien de temps on pensait continuer à ce rythme ? Mais voilà, les faits sont là, ça pue et pas qu’un peu. Tout part à volo. On aura beau se supprimer les narines, rien n’y fera, l’odeur passera par nos pores et à travers ce qui nous restera de poils. Bref, on se fera lessiver de l’intérieur comme de l’extérieur. Mais c’est trop tard, trop tard pour se plaindre en tout cas. Il fallait ouvrir les yeux avant. On ne peut pas non plus dire qu’on n’avait pas été averti. Les signes avant-coureurs étaient gros comme des maisons. Gros comme ces buildings qu’ils se font construire avec piscine sur le toit. C’était d’abord des murmures, pour devenir ensuite des plaintes et finalement des cris. Mais, on n’a rien entendu. On a fait la sourde oreille. À se demander à quoi ça sert d’avoir des sens si on ne s’en sert pas ! Autant donner des couteaux à cran d’arrêt aux pingouins de la banquise. Et puis, il y avait cette chanson.
– Quelle chanson ?
– Mais oui, vous savez bien : « Praying for time » de George Michael, précisa Quincy. On ne peut pas dire que tout n’y était pas écrit. Chaque parole, chaque syllabe est un cri d’alarme. Une sorte de prophétie moderne. Une poignante vérité qu’on te balance à la face. Et nous, qu’est-ce qu’on a fait pendant ce temps ? Je vous le demande ? On a porté cette chanson tout en haut des charts et des hits parade. On l’a écoutée pendant tout l’été 1990. On a niqué des petites allemandes sur les plages du lac de Garde, et d’ailleurs, en se berçant de sa mélodie. On était bien et heureux comme des poissons dans l’eau. Mais on est passé à côté de l’essentiel. On a loupé le fondamental et l’essentiel.
Voici le jour pour tendre la main
Ce ne sera pas le dernier
Regarde autour de toi maintenant
Voici le jour des mendiants et des tricheurs
Voici l’année de l’homme qui a faim
Dont la place est dans le passé
Main dans la main avec l’ignorance
Et avec de confortables excuses
Les riches se disent eux-mêmes pauvres
Et la plupart d’entre nous ne sait pas s’il possède trop
Mais nous assumerons tous le risque
Parce que Dieu a cessé de compter les points
J’imagine que quelque part sur le chemin
Il a dû nous laissé sortir pour aller s’amuser
Qu’il a tourné le dos et que tous ses enfants
Ont fui discrètement par la porte de derrière
C’est dur d’aimer quand tant de choses sont détestables
De s’accrocher à un espoir
Quand on ne peut même plus parler d’espoir
Et les cieux blessés de là-haut disent que c’est beaucoup trop tard
Alors peut être devrions nous prier pour le temps
Voici le jour des mains vides
Oh tu t’accroches à ce que tu peux
Et la charité est un manteau que tu portes deux fois par an
Voici l’année de l’homme coupable
Ta télévision à ses positions prises
Et tu penses que ce qui était finis là-bas
L’est ici
Alors tu cries derrière ta porte
« c’est le mien alors touches pas »
Je possède peut être trop mais j’assume le risque
Parce que Dieu a cessé de compter les points
Tu t’accroches aux choses qu’ils t’ont vendu
As-tu déjà fermer les yeux quand ils t’ont dit
Qu’il ne reviendrait pas
Parce qu’il n’a plus d’enfant à revoir
C’est dur d’aimer, quand tant de choses sont détestables
Joseph Poisson écoutait les paroles, comme on fixe un point lointain sans jamais le perdre des yeux. Le calme de la surface, cachait une tempête intérieure qui soufflait. Toutes les pièces du puzzle étaient là sous ses yeux, il ne manquait plus qu’à les organiser et les accrocher les unes aux autres.
– Et alors? C’est tout ce que l’écrivain trouva à dire, au bout de quelques instants de silence. Les dernières notes de musique s’étaient tues depuis déjà longtemps.
– Et alors rien, répliqua Quincy, c’est à vous de voir…
Chapitre 32 – La petite évasion
Écrire, ce n’est pas facile quand on y pense. Écrire, c’est décrire ce que tout le monde a sous les yeux sans jamais s’en apercevoir. C’est pour ça que ça dérange, et qu’on est tous un peu mal à l’aise. Au fond, tu te dis, après avoir lu : « mais bien sûr, c’est évident, moi aussi j’avais remarqué ! Mais dans les faits, tu n’avais rien vu, rien ! Kapousch ! On est bien d’accord ?
En réalité, il faut arrêter de faire semblant. C’est vrai quoi ! Tous les clowns finissent par se démaquiller un beau jour. Même si le résultat n’est pas très beau à voir, on n’a pas d’autres choix que de faire avec. Regarde Ronald Mac Donald’s ! Tu crois qu’il est heureux ? Toujours, la banane rouge, assis sur un banc en plastique. Il te regarde t’envoyer ses hamburgers en souriant. Personnellement, je n’ai rien contre lui, ni les clowns en général. Il faut de tout pour faire un monde. D’ailleurs, je me demande à quoi pourrait bien ressembler nos cauchemars si les clowns n’existaient pas. C’est un beau métier quand on y pense. En tout cas une profession qui mène à tout. Il y en a même qui deviennent président. Bon, c’est moins rigolo, mais ça n’enlève rien à la prouesse, non ?
Pour en revenir à Ronald, le clown du fast food. Il ne faut pas penser qu’il soit satisfait dans sa vie. En fin de compte, il est comme nous tous, il n’a pas un rond, pas un radis. Si ça se trouve, il est fauché comme Maxwell. Tous les soirs, quand il rentre chez lui avec ses odeurs de graillon et de Sundae au caramel, il mesure, machinalement, avec son lacet, la hauteur qui sépare le lustre du salon au parquet défraîchi. C’est la vie ! Et n’allez pas penser que simplement, parce qu’il peut bouffer des Big Mac à l’œil, il n’aurait pas le droit d’être malheureux. Je veux dire, la bouffe c’est seulement quand il y en a plus que c’est dangereux, sinon avant ça va. On peut penser à d’autres choses, moins pénibles.
Après, dans ce livre, on dit les choses comme elles sont. Écrire, c’est raconter ce qui se passe dans la tête, et rien d’autres. Ceux qui veulent t’enfiler des histoires à dormir debout avec de l’amour, de la passion et du suspens, ils t’enfumeront à la première occasion. Si ça se trouve, Mac Donald’s va m’envoyer un petit chèque pour la référence. Je ne dirais pas non. C’est toujours bon à prendre. Il peut aussi me donner un bon, juste pour un double cheeseburger avec grande frites et Coca Zéro sans glaçon, ça m’irait aussi. Pacque que, quand t’écris, si t’écris vraiment, tu prends ce qu’il y a et, sans chipoter même si tu détestes les oignons mal cuits. Tant que tu n’as pas ton Goncourt, tu ne la ramènes pas et tu pisses droit sans mouiller les autres. Après, tu feras ce que tu veux, mais en attendant, c’est comme ça que ça marche. Baste !
Pour en revenir à l’odeur. Combien de temps on avait prévu de laisser passer avant de réagir ? Ne me dites pas que vous n’aviez pas réalisé. Je sais que ça fait classe de détourner les narines, ça donne un genre. Mais le résultat final, ça donne quoi ? J’imagine qu’il y avait un projet à l’origine. Un plan ou quelque chose du genre. De nos jours, on parle de business plan ou de document stratégique. Voilà des mots qui résonne dans nos têtes, facilement assimilables par tout un chacun. C’est sérieux, efficace et ça démontre qu’il y a une structure, une armature solide sérieusement arrimée à l’arrière.
J’ai de la peine à croire que tout se serait construit à volo sans la moindre capacité d’anticipation. Parce que, sans se mentir, si au début, à la genèse, comme ils disent, ils sont venus avec un projet de vie qui prévoyait un tel bordel, au bout de quelques millions d’années, je ne sais pas s’il aurait été accepté. On a connu des projets recalés pour beaucoup, beaucoup moins que ça.
Je sais que les banques n’ont pas trop d’argent à prêter en ce moment et que c’est très difficile pour leurs actionnaires. Bien sûr, ils roulent sur l’or, mais la route est glissante et un accident est si vite arrivé. Il ne faut pas croire, eux aussi peuvent tomber malade. Ils ne sont pas immortels après tout, pas encore du moins. Mais bon, tout part en lambeaux et il n’y a personne pour essayer de remédier au problème, voyez-vous ? Ce n’est pas une question de demande, mais plutôt d’offre. Un économiste un peu futé, parlerait d’un monopole sans personne pour l’exercer.
Ce n’est pas le boulot qui manque. La maison est en ruine, c’est entendu et il parait qu’on ne retrouve plus les plans. Le grand architecte a disparu sans laisser d’adresse. On a beau essayer de l’appeler, mais il ne répond pas. Au début, la maison avait de la gueule, il faut être honnête et le reconnaître. Jolis crépis, belles finitions et de la place pour des familles nombreuses, un peu dans le genre Graceland, vous voyez ? Mais c’est après que tout s’est compliqué.
On ne va pas faire ici la liste de ce qui ne va plus. Elle s’étirerait de la cave au grenier. Tous les étages sont attaqués et pourtant on a plus de place pour respirer. Mais ça, c’est la faute aux fenêtres abîmées. Le plancher, je ne vous en parle même pas. Il est mité comme une passoire, à force de faire des trous dedans, ça ne ressemble à plus rien. Non, croyez-moi tout va s’effondrer. Ce n’est plus qu’une question de temps. Mais de temps très court, pas celui qui dure jusqu’à l’infini, celui qui est fini et qui chaque jour nous rappelle qu’il l’est de plus en plus.
Au fond, c’est à se demander si ce n’est pas ça le vrai problème. Cette notion de temps qui nous laisse croire que tout est à venir, car il résout tous les problèmes. Ce n’est pas moi qui le dis, mais un dicton populaire. Je sais ce n’est pas un gage de crédibilité, mais bon ! Alors on laisse aller, on fait confiance au temps qui passe. On se dit que les solutions sont dans l’air, alors qu’en vrai, c’est en nous qu’il faut chercher les problèmes.
Et Poisson dans tout ça ? Et bien ça peut aller ! Bon, il faut reconnaître qu’il ne partage pas le même genre de vie que les Kardashian dans les palaces de Miami, mais disons qu’il suit son bonhomme de chemin. En prison, les possibilités sont limitées. Ça vous le savez aussi bien que moi. Pas la peine d’assassiner quelqu’un pour imaginer qu’en tôle, on s’emmerde. D’ailleurs le but d’une prison, c’est de faire en sorte que tout le monde s’emmerde le plus possible. On n’a toujours pas trouvé meilleure punition depuis l’abolition de la peine de mort, et c’était il y a un bail déjà.
Alors quand j’entends de-ci de-là certains qui s’exclament le cœur outragé : « quoi, il n’a pris que cinq ans pour un braquage ? décidément la justice n’est plus ce qu’elle était, pas étonnant qu’on ait autant de criminel dans nos sociétés » Laissez-moi vous dire que si j’avais un boulot, même honnête et bien payé, je n’hésiterais pas à prendre des jours de congé, sans soldes pour leur faire entendre mon point de vue à coup-de-poing sur les « i ». J’y laisserais même quelques points virgule pour donner du rythme aux échanges, et garder le spectateur en haleine.
Déjà que passer deux jours de confinements avec tout le luxe disponible et les films pornos gratuits est vécu par la majorité d’entre nous comme un calvaire. Ne venez pas me dire que la justice est clémente. D’ailleurs la clémence ça n’existe pas. Peut-être le nom d’un café pour y boire un verre, sur une terrasse au soleil, à la rigueur, mais pour le reste ça ne veut plus rien dire. De nos jours, tu prends et tu payes, point barre. Poisson est en train de payer et il le sait.
Alors pour ne pas trop y penser, pour ne pas trop cogiter aux tenants et aux abrutissants, il préfère déambuler. Au fond, il est aussi bien là qu’ailleurs. L’air y est frais, quoi qu’on en dise et, malgré les odeurs, on trouve toujours un peu de douceur même en période de canicule. Il n’y a qu’à se coller contre la grosse paroi épaisse et laisser son esprit vaquer. Car il ne faut pas oublier que l’âme n’est pas et ne sera jamais retenue par aucun barreau. Elle sera toujours libre d’aller ou elle veut. Alors bon, c’est vrai qu’elle ne va jamais trop loin, cette conne, de peur de se perdre. Mais reste que c’est une possibilité réelle d’évasion. Oui, de demi-évasion, je vous le concède.
Mais on a beau se faire porter par les éléments, il faut reconnaître que la force des choses reste souvent la plus forte. Elle n’a pas son pareil pour venir chambouler tout ce que l’on croyait pour acquis, à défaut d’être plaisant. En pleine balade pour les pieds et déambulation cogitative, Joseph se sent projeter contre un mur de pierre, soufflé par une explosion soudaine. Le temps (pas estimé précisément) de perdre et puis retrouver connaissance et Joseph Poisson SA est entouré par des femmes à moitié nues qui lui proposent gentiment de les suivre en quittant cette prison. L’offre n’est pas impérative, mais ne manque pas de fermeté.
Chapitre 33 – Free nipples
Le pire quand on se retrouve dans le noir, ce n’est pas tant de ne rien discerner que de ne rien ressentir. À la limite les yeux ça aide pour apercevoir les éléments, mais au fond, la vision n’est pas très utile pour appréhender le danger. Combien de gens se sont fait mordre par des “oh, mais comme il est mignon ce petit chien-chien ?” Et pourtant, ils avaient les yeux grands ouverts, et même la pupille très dilatée.
Joseph Poisson avec son sac sur la tête baignait dans une nuit anticipée. Il ne pouvait que se fier à ses oreilles et son nez, puisqu’il avait les mains attachées dans le dos par des petites lanières en plastique dur (notez la précision des descriptions). Un nez qui n’était pas d’une très grande utilité, compte tenu des circonstances actuelles. Il faut faire preuve d’honnêteté et reconnaître quand les choses ne fonctionnent plus comme on le voudrait. L’odorat ne signifie plus grand-chose de nos jours, un sens superflu vous diront certains extrémistes de la biologie humaine. En tout cas plus inutile que l’ouïe. Les oreilles de Poisson l’aidaient à se familiariser avec l’endroit. Plusieurs voix féminines résonnaient autour de lui.
Comme je suis un bon écrivain, je précise qu’aux intonations et à la texture des voix, Joseph s’était persuadé qu’il avait à faire avec des trentenaires. Ce que l’on peut qualifier de jeunes femmes sans risquer de blesser personne, ni d’encourir un procès pour harcèlement libidineux. Je vous rappelle que je ne suis pas producteur de film à succès, cela se saurait, autant ne pas prendre de risque.
– Joseph Poisson, nous avons besoin de vous. Une phrase venue de sa droite établissait un premier contact.
– Nous avons beaucoup entendu parler de vos méthodes et nous devons reconnaître qu’elles ont titillé notre curiosité et notre envie de vous connaître. Cette deuxième apostrophe venait d’une jeune femme légèrement décalée sur sa gauche. En termes militaires, Poisson aurait estimé sa présence à 11 heures, voir 10 heures trente. Mais l’écrivain qui avait été reformé à 19 ans, pour d’obscures raisons médicales n’avait aucune connaissance des tactiques militaires et de son échelle des valeurs si particulière.
– Nous pensons que vous pouvez apporter énormément à notre cause. Nous avons connu un certain succès, mais désormais, il est devenu difficile de se faire entendre et encore plus de se faire lire. Cette dernière intervenante était située très clairement derrière lui. Mais ce n’est pas possible, combien sont-elles au juste se demandait l’écrivain un peu déboussolé ?
Joseph Poisson SA prit une large inspiration avant d’aviser une réponse. Sa langue tournait dans sa bouche, comme un lave-linge en phase d’essorage. Exercice peu pratique s’il en est, mais qui permet de s’éviter des conséquences fâcheuses. Pas plus que vous, Joseph ne comprenait le sens de sa présence dans cette pièce, entouré de femmes, sa tête plongée dans un sac. Mais, aguerri aux sales coups du sort, Joseph entendait bien s’éviter de nouveaux problèmes à venir. Et laissez-moi vous dire que cette situation, après avoir été kidnappé au petit matin, par des inconnues dans un établissement pénitencier de haute sécurité n’augurait rien de bon, ou alors vous ne possédez aucune capacité d’anticipation et je n’aimerais pas être à votre place.
– Mais qui êtes-vous ? Demanda Joseph avec un certain à-propos. Et pourquoi je me trouve avec ce sac sur la tête, qui entre nous soit dit, pue affreusement.
– Nous voulons vous éviter tout problème d’ordre sentimental ou cardiaque. D’une certaine manière, ce sac, sert à vous protéger. Pour ce qui est de l’odeur, vous devez comprendre que ce sac nous sert parfois à transporter les couches culottes usagées. Nous n’en avions pas d’autres à disposition. Mais ce qui importe, c’est de comprendre que nous ne pouvons vous faire courir aucun risque.
– À me protéger de quoi exactement ? Demanda Joseph en tournant la tête légèrement de gauche à droite sans savoir précisément à qui il devait s’adresser.
– À vous protéger de nous, lui répondit du tac au tac une nouvelle voix, plus fluette mais tout aussi affirmée. Vous protéger de ce que vous pourriez ressentir en nous voyant. Par le passé, il n’a pas été rare que d’autres hommes succombent au premier regard. On veut simplement s’assurer que vous ne courriez aucun risque.
– Donc, si je résume, enchaîna Joseph. Vous m’avez kidnappé de ma prison pour me faire venir ici, la tête enfermée dans un sac qui pue les couche culottes de bébé…
– Pas que de bébé, l’interrompis une nouvelle voix.
– Quoi ?
– Oui, je dis : pas que des couches culottes de nouveau-nés. On s’occupe aussi de personnes âgées, donc d’une certaine manière…
– Bon bref, ponctua Joseph. Je crois sincèrement que ce cinéma a assez duré. Il va falloir penser à me faire revenir dans une réalité plus normale parce que sinon j’envisagerais très sérieusement de retourner en prison.
– Très bien, c’est vous qui l’aurez voulu…
D’un seul coup, d’un seul, comme on sort d’un tunnel, lancé à vive allure dans une FIAT Barchetta jaune citron, une intense lumière vint déchirer les yeux de Joseph. Le sac à Pampers reposait à ses pieds. Il s’habituait peu à peu à la lumière de la pièce.
– Mais vous êtes les….
– Oui, nous sommes les femens.
Tout autour de lui se trouvaient, droites dans leurs bottes, les jambes légèrement écartées, solides sur leurs appuis, une vingtaine de femmes torse-nu. Les Femens. Poitrine à l’air de toutes les tailles et de toutes les formes dénuées de tout message. Pas de slogan politique, ni humanitaire, écrits au marker délébile. Joseph s’offrit du regard, un tour du propriétaire. À ses yeux, le risque de tomber amoureux apparaissait extrêmement exagéré, voir surfait. Mais il ne regrettait pas le coup d’œil. Comme la plupart d’entre nous, il se disait que ce n’est pas tous les jours que l’on sort sa tête d’un sac pour se retrouver entouré de nichons.
Les femens, qui sont un mouvement bien connu que je ne décrirais pas ici faute de place, vivaient depuis quelques mois une véritable crise existentielle. Leurs actions se faisaient moins convaincantes, plus discrètes. Il était fini le temps ou ces jeunes femmes mobilisaient la foule et les médias en défilant les nibards à l’air pour dénoncer les exactions de Poutine ou les propos de Jean-Marie Le Pen. À chacun de leur déplacement surprise, le monde retenait son souffle. Assis devant le petit écran, mari et femme observaient la scène avec beaucoup d’attention. Madame déchiffrait les messages proclamés et monsieur scrutait les supports rebondis avec le plus grand intérêt. Mari et femme en parlaient gaiement autour du repas et s’endormaient avec la conviction d’être du côté du juste. Parfois, ils faisaient même l’amour avec une vigueur inattendue. Monsieur, dessus, se repassait en mémoire les images du téléjournal et madame, dessous, rêvait de grands espaces et de liberté retrouvée.
Pourtant ça c’était avant. Désormais les femens étaient en manque d’inspiration et le concept du slogan sur les seins semblait avoir vécu. Les rares journalistes qui se déplaçaient encore aux manifestations n’étaient plus que les vieux scribouillards pervers qui voyaient l’occasion de se rincer l’œil un stylo sur l’oreille et une main dans la poche. Les slogans avaient perdu de leur verve et les messages ne passaient plus.
Une femme fit un pas en avant. Ses seins étaient de belle taille, quoiqu’un peu pendant. Comme ces vraies poitrines que l’on aime, tout au naturel. Des belles poires juteuses qui poussent sous nos latitudes. Rien à voir avec ces pastèques mexicaines gorgées d’eau que l’on voit de plus en plus. Joseph réprima une envie masculine très primaire, d’enfouir sa tête dedans. Mais il leur offrit un simple regard concupiscent et amical.
– Joseph Poisson, seul vous pouvez nous aider. En parcourant les rues nous avons pu voir que vous aviez le sens de la formule, celle qui claque et qu’on retient.
– En parcourant les rues ? S’étonna Joseph.
– Oui, ces millions de post-it que nous avons découvert sur tous les murs. Ils nous ont fait réaliser que nous n’avions plus l’inspiration nécessaire pour servir dignement notre cause.
Joseph Poisson prit un temps raisonnablement acceptable pour un cerveau moyen, de comprendre ce dont lui parlait la jeune femme qui lui faisait face. Il se rappela en un flash comme on découvre une bande-annonce au cinéma en attendant le film, sa tentative désespérée de retrouver Crise. Il se souvint aussi de la camionnette blanche et la marchandise dérobée par son meilleur ennemi, le président de l’amicale des suicidaires fédérés. Les post-it qu’il avait pris des jours et des jours à écrire dans une tentative désespérée de retrouver la femme qu’il aimait.
30-1-23
Crise, tu n’es plus là !
Je ne t’oublie pas.
Nous sommes tous des gens solitaires.
JP
– Joseph ! Dans un élan solennel, la femen qui lui faisait face, prit sa tête de Poisson entre ses mains. La manœuvre rapprocha considérablement la poitrine nue des yeux humides de notre héros. Nous avons besoin de vos textes, poursuivit-elle. De votre patte pour redonner de la verve à notre cause et nos poitrines devenues tristes et sans écho. Les femens ont besoin de vous, conclut-elle versant une larme sincère. Qui roula jusqu’à son petit téton gauche qu’elle avait déjà bien durci.
Chapitre 34 – Le début de la fin
Pas besoin d’implanter une puce électronique dans votre vie privée pour deviner ce que vous vous dites. Je ne suis pas chinois, mais il existe des méthodes bien plus simples pour comprendre la race humaine. Commencez par regarder autour de vous, c’est un truc efficace pour voir à qui l’on a affaire.
Warning : ce livre n’est pas à prendre à la légère. Faites attention, on n’est pas en vacances au bord de la mer en train de se bronzer les roupettes et en regardant les enfants qui se baignent et mangent du sable avec leurs pelles en plastique. Cette histoire est plus qu’une suite mots décapités, bien plus. Pour être tout à fait honnête, je sais que si les livres pouvaient lire, alors il ne fait aucun doute que « livre comme l’air » serait leur lecture favorite, leur inspiration profonde, toujours à portée de main, sur la table de chevet. Mais, malheureusement, ils ne savent pas lire. Ils se contentent d’être lus, passivement, sans éprouver la moindre passion pour le monde qui les entoure. Alors ils sont tristes et rêvent en secret d’être un jour « Livre comme l’air ». Il n’y a pas de raison que les livres n’aient pas de rêves après tout. Déjà qu’on a pris la banquise et détruit les océans. On commence à lorgner vers mars en salivant, il ne faut pas exagérer.
Ne pensez pas qu’il n’y ait pas de sens dans tout ça. Les éléments se mettent en place, peut-être à votre insu, mais reste qu’ils se mettent en place. Qu’on le veuille ou non, l’histoire s’écrit avec ou sans nous. Pas la grande histoire avec un H majuscule, la petite, celle qui s’écrit avec une minuscule, parce que tout le monde s’en fout. Vous savez cette révolution dont on a parlé au chapitre 30 ? Allez voir si vous ne me croyez pas. Il se trouve entre les pages 104 et 107.
Donc pour en revenir à nos moutons. Les agissements de Joseph Poisson SA, loin de passer inaperçus ont suivi leur petit bonhomme de chemin. Pourtant, le tout a pris une tournure plutôt inattendue, à l’instar de ces Femens qui voient en Poisson une planche de salut. Portée par un espoir frustré ou par des circonstances fortuites, c’est toute une population qui s’est accaparée du phénomène Poisson. Tous les moins-que-rien, les sans grade et les laissés pour compte. Les oubliés ont tendu l’oreille et saisi le message, à défaut, ils ont simplement entendu un message. Celui qui les arrangeait, probablement, celui qui tombait à point nommé. À commencer par son discours au près des suicidaires fédérés. Son appel à la résistance, sorte d’appel du 18 juin sauf qu’on était à l’automne. Cette plaidoirie, pour ne pas céder face à l’adversité, son invite à écrire coûte que coûte une histoire ou un passé sur les murs, n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Les murs s’étaient vu recouvrir de millions, de dizaines de millions d’histoires vécues, parfois subies, sorties de nulle part, si ce n’est de la tête de ces pauvres gens à qui on offrait la parole pour la première fois. Tous ces milliers d’anonymes qui avaient eu vent de l’idée, ne se sont pas fait prier. Ils ont attrapé le premier feutre disponible pour écrire leurs récits, c’est bien connu, personne n’en a qu’un. Des centaines, on en a tous des tonnes qu’on garde au fond de soi, un peu par honte ou par timidité. Des dizaines de milliers de vies, parfois heureuses mais souvent tristes ont recouvert la brique et les murs des maisons.
Des sortes de cris du cœur silencieux, en tout cas pas le genre de bruit qui casse les oreilles. Vous savez, les gens ne se font pas prier. Donnez-leur une occasion et ils vous prendront le bras. Pour tout dire, c’était beau à voir et à lire. En tout cas, au-delà des critères de beauté, on ne pouvait pas ne pas le saisir, double négation, c’est bien pour parler quand on est fâché. Et de la colère, il y en avait, presque à revendre, mais ici tout est gratuit. Offert ! Chacun y allait de son mot et de son vécu. Les histoires se suivaient, se ressemblaient pour finir par se confondre en un gigantesque cri. Tout s’étalait à perte de vue, comme la misère.
Les murs semblaient s’en accommoder plutôt bien. Ils donnaient l’impression de porter des habits d’hiver, c’était chic. Cela ne manquait pas de charme ni de goût. Comme quoi la mode, c’est une question de point de vue après tout.
Et puis écrire, c’est bien, mais lire, c’est mieux. Chacun s’est mis à parcourir la vie des autres inscrites sur la brique. Elle était là, elle s’étalait sur des kilomètres d’avenues, de boulevards et de ruelles plus ou moins sombres. On ne pouvait pas l’ignorer. Je crois qu’on ne pouvait tout simplement plus se sentir seul. Certains riaient de bon cœur, d’autre pleuraient. Il en faut pour tous les goûts. C’est comme les chewing-gums Malabar, à force de décliner les saveurs, on se sait plus trop quel est la saveur d’origine. Mais ce n’est pas grave, parce qu’on peut toujours faire des bulles, et les bulles, c’est la vie.
Je ne dis pas ça parce que c’est mon livre et qu’il en jette, mais franchement ça avait de la gueule et pas qu’un peu. Ce n’est pas compliqué, de mémoire d’homme et, de femme aussi, parce que c’est bien connu leur capacité à se souvenir de tout est largement supérieure à la nôtre, on n’avait jamais vu ça. Et pourtant, on en avait connu des choses. Des trucs parfois pas très ragoûtants. En plus de cinq mille ans d’histoire, on ne manque pas d’événements marquants qu’on pourrait se raconter à l’oreille pour tenter de diminuer la portée du phénomène créé par Poisson. Mais jamais, non jamais on a pu voir autant de vie s’afficher à la vue de tous. C’en était presque aveuglant. À force de voir on en perdrait la vue. Parce que voir, c’est bien tant que ça tient dans notre espace orbital, notre champ visuel si vous préférez. Après, dès que ça déborde, c’est foutu. On peut éteindre les lumières et jouer avec les ténèbres.
Après, je peux continuer à vous décrire le truc sans être jamais sûr que vous compreniez bien ce qui se passe. On n’est pas sur un réseau social et vous ne pouvez pas liker ou poker pour me dire : « Ok, j’ai compris ». Tout ça se base sur la confiance. C’est un rapport d’honnêteté intellectuelle entre le lecteur et l’auteur, entre vous et moi. J’en connais qui n’hésiteraient pas à vous laisser en plan au bord de la route sans se soucier de votre état de compréhension, et pas que des scribouillards, des cadors aussi. Certains écrivains qui ont des belles chevilles bien galbées à force de vendre leurs bouts de chiffon dans les supermarchés.
Bref, les choses suivent leur cours. Avoir le dos tourné n’est pas une raison et encore moins une excuse pour justifier l’ignorance. Joseph contemplait du haut de sa fenêtre les rues qui s’étendaient à ses pieds en se rétrécissant de plus en plus aux extrémités. Pour lui non plus, le doute n’était pas permis, pas plus qu’on a le droit de fumer avant dix-huit ans. Les quartiers fourmillaient d’écrivains improvisés, avides de raconter. Faute de place les nouveaux écrits remplaçaient les anciens. Les murs n’étant pas extensibles, il fallait soit prendre de la hauteur pour poursuivre les écrits, soit recouvrir une autre vie avec la sienne.
Oui, les rues avaient un air de théâtre hystérique. Pour qui n’est pas né à Bagdad sous les bombes entre 1990 et le début des années 2000, on pourrait même parler de scène de chaos et de désolation. Mais il parait que c’est le prix à payer pour la liberté. Vous n’avez qu’à demander à Georges Bush, si vous ne me croyez pas. Non, pas le vieux, son fils !
Joseph Poisson SA, se retourna vers son compère Quincy Nadoolman. Le directeur exécutif de ses opérations avait eu toutes les peines du monde pour le retrouver après son évasion rocambolesque. Il se tenait désormais à nouveau, serein, à ses côtés. Plus court d’une bonne tête, le regard du petit Indien originaire de Calcutta se perdait dans le vide, comme au bord d’une falaise ou d’un précipice. Le fidèle Border Collie avait retrouvé son troupeau et son âme apaisée, celle de celui qui sait très précisément où se trouve sa place.
– Qu’avons-nous fait ? Demanda Joseph en marquant la vitre de sa buée.
– Une révolution ? Hasarda Quincy sans être vraiment sûr qu’il ne s’agissait pas plutôt d’une émeute.
– Et c’est bien ou mal ?
L’écrivain ressentait vaguement, à travers la vitre, le poids d’une responsabilité. Il aimait à se rassurer que tout ceci n’aurait peut-être que peu de portée sur le cours de sa vie. Que tout serait bientôt terminé, comme une pluie d’étés, celle d’avant le réchauffement climatique, avec un retour rapide dans la plus banale des normalités.
Chapitre 35 – Chapitre court
La foule était dense.
Fin du chapitre*
*Ce chapitre est volontairement très court, pour vous laisser le temps de le lire.
Sincèrement, il n’y pas grand intérêt à écrire pour leur seul but d’écrire. La finalité de l’écriture, c’est quand même la lecture. Celui qui rédige sans aucune garantie d’être lu, aurait, selon moi, tout intérêt à se spécialiser dans la rédaction de rapports climatiques sur les enjeux et impacts d’une société carbonée dans un contexte d’évolution linéaire de l’industrialisation digitale. Si vous ne me croyez pas, vous n’avez qu’à demander à Yan Moix (06.03.27.09.55). Il saura vous dire avec ses mots à lui, ce que cela représente, en terme de souffrance, l’écriture sans lecteurs. C’est un peu comme être un roi sans royaume ou un gland sans chêne si vous préférez les comparaisons naturelles.
Bref, je me suis engagé à ne jamais lasser le lecteur. Si vous vous souvenez bien, je vous avais dit, que pour moi, le plus important reste de vous prendre par la main et de vous accompagner le plus loin possible dans la lecture de ce livre. Je me force à n’abandonner personne, sur le bord de la route. Après tout, je pourrais être ministre de l’intérieur et encore plus candidat à une présidentielle quelconque. Nous avons démarré ensemble dans cette aventure, il y a maintenant plus de 240 pages, nous en sortirons ensemble. C’est comme Rambo, il ne laisserait jamais ses camarades, blessés, sur un terrain de guerre aux mains de l’ennemi. Rambo ira toujours les rechercher, quoi qu’il en coute. Oui, même au péril de sa vie. C’est une question d’honneur et un peu d’amour, mais pas celui avec des poils et qui ne sent pas très bon. Non, l’amour subtil, celui qui est transparent comme un verre de grappa, mais qui enivre quand même en te collant une sacrée gueule de bois si t’en descend plusieurs verres sans faire attention. Celui que tu ressens quand ta fille de cinq ans, assise sur le fauteuil passager, en direction de la piscine municipale pour son cours de natation chez « les ploufs », te chante à tue-tête « We are the world » avec ses mots zozotants à elle, ceux qu’elle ne comprend pas, mais dont elle s’en fout comme toi à l’époque, quand Michael Jackson te chantait la faim dans le monde.
Alors oui, la foule était dense, c’est un fait. C’est court, mais reste que l’information est importante. On peut se dire, comme beaucoup : « bien, j’ai fini le chapitre, ça n’était pas trop pénible, presque agréable, merci beaucoup » et passer à autre chose. La vie offre bien d’autres sources de satisfactions que la seule lecture. Ou alors on peut y voir un appel. Un appel à la masse, donc une critique sociale. Les gens ne se retrouvent plus de nos jours. Alors forcément quand il y a une masse dense, on perçoit le danger. Ils se disent, et pas que la police, qu’il risque d’y avoir du grabuge. On prépare les balles en caoutchouc et les gaz au cas où, on ne sait jamais.
Pourtant, je regarde les photos de Weedgee, Arthur Fellig si vous n’êtes pas intime ou tout simplement pas trop porté sur la culture photographique des années trente. Il n’y en a pas une ou l’on trouve moins d’une centaine de personnes agglutinée devant son objectif. Et, je ne vous parle pas de ses clichés sur la plage où là, il y en a carrément plusieurs milliers à sourire bêtement, les bras en l’air, en attendant le petit oiseau. Le problème n’est pas que les gens soient heureux, en pleine dépression, ça on s’en tape. On a le droit d’être heureux quand on veut, même avant de mourir si ça nous chante, ça n’est pas le problème. L’embarras vient de la masse ou de son absence, voyez-vous ?
On a beau être trois fois plus nombreux maintenant qu’à l’époque, on est beaucoup moins ensemble. Les espaces se sont distendus, à part, peut-être, en période de soldes. Les kermesses, n’en parlons pas, ça fait belle lurette que personne n’y va plus. Les saucisses/bière/frites appartiennent au passé comme Dorothée et ses émissions du mercredi. On en a un peu honte et, on baisse le regard. Mais en réalité on s’en taperait bien encore une petite dose, juste pour être bien, bien comme avant, quand tout était simple. Ces bonnes vieilles fêtes communales et populaires où grand-père coupait la viande et se faisait gronder par grand-mère parce qu’il sifflait la bouteille avec ses copains. Maman rigolait et il y avait beaucoup de musique autour. La foule était dense et les souvenirs intenses. Je pourrais vous en parler pendant des heures. Ces souvenirs qui se bousculent dans ma tête comme des puceaux dans une partouze.
Et puis la densité ça n’est pas qu’un stupide rapport entre la masse d’un corps et celle d’un même volume d’eau. C’est bien plus subtil que ça. Eventuellement, si vous me disiez que c’est un relation complexe entre deux grandeurs de même dimension. Eh bien, je ne dirais pas non. Après tout il faut aussi faire preuve d’ouverture. Mais la densité des masses, telle qu’on peut la voir dans ce chapitre c’est plus un besoin d’amour, une envie de chaleur. Tous ces gens qui s’agglutinent comme ça, comme dans les souvenirs cachés dans nos têtes, ne venez pas me dire qu’ils sont là pour promener le chien.
C’est ça la force d’un chapitre court. C’est celle de vous laisser interpréter ce qui est à voir et ce qui ne l’est pas. Ici, le tartare est préparé sur table. Il faut hacher la viande soit même. Mais au moins on peut assaisonner à notre guise. Moutarde, câpres, oignons cornichons et persil. Chacun ajoute ce qu’il veut, ce qu’il aimerait gouter. Quand on y pense, lire un livre c’est engloutir les plats des autres. Parfois, avoir un estomac bien accroché, ça peut aider. Ici, c’est toi qui cuisine. Tu veux, tu prends, tu ne veux pas, tu ne prends pas. Ce n’est pas compliqué, on a rarement fait plus démocratique comme approche de la littérature.
Après, il y en a pour qui, cela ne convient pas. Ceux pour qui, on doit leur mettre la becquetée directement dans le gosier, comme les petits moineaux pas encore tombés nid. Je comprends et, je ne juge pas. On est tous différents, certes avec des différences plus ou moins égales, mais jamais semblables.
Alors bon, très bien, ça me va.
Joseph SA avançait vers une foule dense et compact. Il se sentait attiré par elle comme une poussière allégée se jette dans le tube d’un aspirateur à séparation cyclonique. Joseph lève ses bras vers le ciel. Plus un bruit. Les milliers de bouches sont hermétiquement fermées. D’un regard parfaitement semi-circulaire l’écrivain arrose les manifestants qui restent à bonne distance.
Joseph sourit légèrement, ses yeux se plissent. Il est content et sourit encore un peu plus, avant de s’effondrer sur le sol. Atteint en plein thorax d’une balle venue du ciel ou de la fenêtre d’en face….
Chapitre 36 – Les premiers secours
– Reculez-vous. Laissez-le respirer !
Voilà ce qui se dit dans pareilles circonstances. Si vous en doutez, je trouverai, sans problème, une bonne centaine de films, toutes séries confondues, dans lesquels l’un des protagonistes s’exprime de cette manière, face à un mourant entouré d’une foule de curieux. J’irai même plus loin, ce même personnage a de très fortes chances (je préfère ne pas parler de probabilités, ni de statistiques, attendu que cette matière me met aussi mal à l’aise qu’une érection un jour d’enterrement) d’enchaîner avec une phrase du style : « Y a-t-il un médecin dans la salle » ou la rue dans notre cas d’espèce. Un homme s’avance, se fraye un chemin, à coup d’épaule, au cœur de la foule incrédule.
– Moi, je suis médecin ! Un moustachu, la cinquantaine bien entamée, s’était agenouillé vers le corps inerte de Poisson.
– Est-il mort ? Interrogea Nadoolman qui était proche de défaillir. Va-t-il mourir ? Compléta-t-il pour preuve qu’il faut savoir envisager tous les cas de figure.
Le médecin marqua un silence profond. Il fit mine de prendre le pouls de la victime, l’air grave, les yeux tournés vers le ciel comme si le signal pouvait être plus claire avec une vue dégagée.
– Le battement du pouls est faible, son pronostic vital est engagé, assura le médecin.
– Engagé? Engagé où ? Se fit préciser le directeur-général qui n’était pas vraiment familier avec ces expressions médicales courantes.
– Eh bien engagé…comme critique, si vous préférez. Il est en danger. Il nous faut donc agir vite si nous voulons sauver votre homme.
– Mais ce n’est pas mon homme. Pas plus que le vôtre d’ailleurs. Joseph Poisson n’est l’homme de personne. Je crois que ce n’est pas inutile de le préciser alors que vous vous apprêtez à pratiquer des gestes ou des palpations qui pourraient être mal interprétés dans un autre contexte que celui, tragique, qui nous réunit ici.
– Le médecin adopte un ton ferme et sans appel. Nous n’avons pas le temps d’écouter vos jérémiades. Nous devons procéder à une inspection générale dans les meilleurs délais. Aidez-moi à le retourner sur le ventre avec, les jambes relevées sous son torse afin que je fasse mon travail.
– Êtes-vous sûr que cela soit la meilleure disposition pour procéder à une auscultation ?
– Êtes-vous médecin, monsieur ? Le moustachu tout à son affaire commençait à s’énerver aux questions de Nadoolman. Je vous répète : êtes-vous médecin ?
– Très bien, je note donc que vous n’êtes pas praticien, dès lors, vous n’avez pas voix au chapitre dans cette histoire. Comprenez-vous ? Tout au plus, vous pourrez relater les événements, les retranscrire si quelqu’un vous le demande gentiment. Mais en aucun cas, en aucun cas, répéta-t-il, vous ne devez intervenir dans l’action médicale qui va se dérouler sous vos yeux. En aucune façon, est-ce bien claire ? Alors que moi, je suis médecin, voire même toubib selon les cas de figure. Je suis tout à fait habilité à soigner qui bon me semble, en toute circonstance que je jugerai nécessaire.
Le thérapeute détourna son attention de Nadoolman pour se concentrer sur le pauvre Poisson qui souffrait atrocement.
– Comment vous sentez vous et comment vous appelez vous ? Si ça ne vous dérange pas que je vous pose la question. Vous savez, je ne suis pas du genre à insister, mais c’est important d’établir une solide relation humaine entre le patient et son soignant. Après tout, on n’est pas des bêtes, malgré nos blouses blanches et nos grosses lunettes, il ne faut pas croire, on ne sent pas l’ail. Nous aussi, on a besoin d’humanité après tout.
– Je m’appelle Joseph Poisson. Trouva la force de murmurer la victime. JP retrouvait un peu de ses forces. Et je vais bien, je vous remercie.
La réponse était sortie de sa bouche, instinctivement. Le pauvre Poisson ressentait un besoin irrépressible de rassurer ce pauvre docteur, de lui dire qu’il comprenait son besoin de comprendre, même ce qui ne se comprend pas. D’ailleurs, on ne devient pas docteur sans raison. Joseph se dit qu’il avait certainement besoin de ça, le bougre, comme un oiseau a besoin d’une branche pour siffler et faire caca. Et en plus, ça ne coûte pas cher de faire plaisir à autrui. On doit savoir se serrer les coudes après tout. D’ailleurs, le presque mourant crut lire une forme de remerciement dans les yeux du médecin, s’il n’était pas si fragile en ce moment, je crois qu’il se serait mis à pleurer.
– Je vais bien docteur, conclut-il, je vous remercie. Un peu mal à la tête, mais globalement bien.
– Bien, très bien, très bien, je vois. Résuma le docteur. Dites-moi une chose M. Poisson, si vous deviez classer votre douleur ressentie entre un et dix, laquelle serait-elle ?
– Entre un et dix, dites-vous ? Pourrais-je vous donner une réponse estimée sur une échelle d’un à trente-deux, à la place ? Ce n’est pas que je trouve votre échelle imprécise, mais je dois reconnaître que vos chiffres ne me parlent pas. Honnêtement, n’y voyez rien de personnel, mais je n’ai jamais aimé le dix. Pour moi, c’est un chiffre qui ne veut rien dire. Je trouve que tous les chiffres ont une personnalité propre, sauf le dix. Je le trouve fade et pour tout vous dire un peu ennuyeux, vous comprenez ce que je veux dire ? Après, si ce classement doit, pour des raisons, disons médicales, se circonscrire absolument entre un et dix, alors, je m’y plierai. Vous savez, je ne suis pas un être borné, je m’adapte et je veux guérir surtout.
– Oui, très bien, d’un à trente-deux, ça me va très bien, quel est votre seuil de douleur actuel ?
– Dix ! Je dirais dix, docteur.
– Attendez, je ne suis pas sûr de comprendre. Vous me disiez à l’instant que le chiffre dix ne vous parlait pas, qu’il est, pour reprendre votre expression : ennuyeux, et là vous me lancez au visage, dix, comme ça. Enfin, au visage, c’est une manière de parler, je l’ai plutôt reçu dans l’oreille, n’est-ce pas ?
– Bien sûr, votre question est légitime, docteur, le rassura, Joseph. D’ailleurs, si moi aussi, j’étais à votre place, je crois que je réagirais de la même manière. Je n’ai bien sûr pas le niveau d’étude qui est le vôtre, de loin pas. Mais bon, après tout, ça ne fait pas de mal de se projeter, on n’a pas les pieds coulés dans le bronze. Effectivement, j’ai dit dix, parce que cette douleur ressentie, je vous cite de mémoire si vous me le permettez. Entre parenthèses, je ne souhaite pas ici me moquer de vous, ni faire une parodie de votre comportement. Disons, qu’il s’agit plutôt d’une tentative d’établir un dialogue d’égal à égal. Bref, c’est justement parce que cette douleur est monotone que je lui ai attribué ce chiffre ennuyeux ou « boring » comme disent les Anglais. Et puis permettez-moi d’attirer votre attention sur le fait que dix, plus qu’un et zéro, ça reste avant tout deux fois cinq, vous voyez ?
– Bien sûr deux fois cinq…
– Oui, deux fois cinq et vice et versa. Eh bien docteur…
– Non, please, je vous en prie ne m’appelez pas docteur, mais plutôt Georges, simplement Georges, ok ?.
– Georges ? C’est votre prénom ? C’est comme ça qu’on vous appelle dans la vie, c’est ça ? Comme c’est original.
– Pourquoi ça ? Qu’y a-t-il d’étrange à s’appeler ainsi ?
– Non, rassurez-vous docteur, c’est juste que je n’avais jamais entendu quelqu’un s’appeler comme ça auparavant et pourtant dans ma vie, j’ai rencontré des tas de gens avec toute une série d’appellation plus ou moins farfelues. Mais Georges, c’est la première fois. Il faut que je le note quelque part.
– Et cela vous gêne d’une quelconque manière que je m’appelle Georges ? Vous savez, vous pouvez m’appeler docteur si cela vous met plus à l’aise. Je n’ai pas de problème avec ça. Je suis autant Georges, que docteur. D’une certaine manière, les deux font partie de ma personnalité intrinsèque. Evidemment, si mes parents avaient su, le jour de ma naissance, que j’aillais devenir docteur, ils auraient pu déjà m’appeler Docteur. Je sais que docteur Docteur c’est un peu bizarre, comme nom mais, il faut reconnaître que ça en jette, ça claque comme on dit dans le milieu de la communication et des relations publiques.
– Non, rassurez-vous, le rassura, Joseph avec assurance. Cela ne me pose aucun problème. Les parents font souvent des choix qui nous dépassent, nous autres les enfants. Mais nous n’y pouvons rien. Que voulez-vous, c’est comme ça et pas autrement. Mais bref, pour revenir sur votre question, si vous me le permettez.
– Je vous en prie allez-y, sentez-vous libre de dire ce qui vous passe par la tête, ce n’est pas moi qui vous jugerai trancha le docteur Georges.
– Eh bien, hésita Joseph, ne sachant pas bien par quel bout commencer. Disons que je m’interroge sur votre spécialisation médicale. Ne le prenez pas mal, surtout pas, mais je me demandais quel était votre domaine d’activité?
– Mon domaine d’activité ?
– Oui, c’est ça, votre branche clinique, si vous préférez.
– Si je comprends bien, vous aimeriez que je vous dise quelle est ma spécialisation médicale. Le champ professionnel dans lequel j’exerce mon art, si vous me permettez de me comparer à un artiste.
– Oui, je ne l’aurais pas mieux résumé.
– Eh bien, je suis médecin, voilà tout.
– Oui, bien sûr, vous êtes un médecin, un docteur qui a fait des études mais plus précisément, pardonnez-moi d’insister, dans quelle spécialisation avec vous parachevé votre cursus académique ?
– Pourquoi donc ? Seriez-vous en train de douter de mes capacités, jeune homme ? S’était exclamé Georges le docteur ?
– Non, pas du tout, pas le moins du monde, le rassura Joseph. C’est simplement que je m’interrogeais. Il s’agit là d’une question qui me turlupine depuis quelques minutes. Disons, pour être tout à fait honnête avec vous, que je me demande si vous ne seriez pas un peu proctologue ?
– Oui, absolument, je suis effectivement proctologue. Une profession que nous assumons avec fierté de père en fils dans notre famille. Mais qu’est-ce qui a bien pu vous mettre la puce à l’oreille.
– Eh bien, voyez-vous, docteur, la position dans laquelle vous m’avez mis avec mes fesses à l’air plutôt que dans la position habituelle, couché sur le côté, me laisse penser que vous deviez bel et bien être spécialisé dans le contrôle de l’anus, plus que les blessures par balle.
– Vous êtes décidément bien perspicace. Je me dois de souligner la vivacité de votre esprit. Bravo !
– Je pense qu’il conviendrait de me remettre dans une position plus horizontale afin de pouvoir inspecter la blessure, vous ne croyez pas Georges ?
– Ah non, laissez-moi vous contredire sur ce point. Croyez-moi, tout ce qui est blessure, par balle, j’en connais un rayon. Je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit, mais nous exerçons notre métier avec passion depuis plusieurs générations dans notre famille. Alors, soyez persuadé que je sais identifier une blessure par balle quand j’en vois une.
L’homme de science qui confondait, un peu malgré lui, un trou de balle avec une blessure par balle faisait courir un grave danger à Joseph Poisson SA dont l’état semblait préoccupant. Au loin, les cris stridents d’une ambulance retentirent.
– Oh et puis ça suffit à la fin. Enchaîna le docteur Georges un peu contrarié. Si vous voulez savoir, vous m’emmerdez à la fin Monsieur Poisson. Ça fait dix minutes qu’on parle et j’entends que de conneries. C’est le festival de la connerie aujourd’hui et on joue les prolongations. Désolé si je dis des gros mots, mais franchement quand c’est trop, c’est trop. Et là, c’est vraiment trop. J’ai incontestablement l’impression que vous me prenez pour un con. Je ne me suis pas coltiné dix années d’études de médecine avec des horaires impossibles, des infirmières hystériques et nymphomanes, des chefs de clinique paranos et des odeurs de formol pour avoir ça au final. Sérieusement ! Il y a des limites à tout ce que l’être humain peut supporter. Vous voulez que je vous dise un truc ?
Jamais nous ne connaitrons « le truc » en question que s’apprêtait à révéler le médecin à Joseph Poisson, car sur ces entre-faits, deux infirmiers costaux déboulent sur le lieu du drame. Ils emportent, sans ménagement, le pauvre Joseph Poisson vers l’ambulance clignotante, marquée d’une croix rougeâtre, dont les lumières bleutées éclairaient par saccade la foule confuse et intriguée par toute la scène qui s’était déroulé sous ses yeux.
Chapitre 37 - Bud Spencer
– Monsieur Poisson, que se passera-t-il le 30 janvier 2023 ?
La question des deux « encravatés », était de celles qui attendaient une réponse, sans tergiverser. Les interrogateurs arboraient sensiblement le même âge, fin de quarantaine. Pour les distinguer, nous préciserons que l’un d’eux était dégarni et l’autre portait une grosse barbe plus salée que poivrée.
Notre bon Joseph, qui ne comprenait pas bien ce que sa présence venait faire dans cet énième chapitre, pas plus que dans tous les autres d’ailleurs, tentait, bon an mal an, de mettre de l’ordre dans les faits qui lui étaient arrivés. Joseph, n’était pas un conspirationniste, pas plus qu’un adepte de la théorie du complot, il n’était pourtant pas loin de penser que sa vie ne pouvait être autre chose que la résultante d’une sorte de roman moderne dont les aléas seraient sortis tout droit de la tête dérangée de milliers d’écrivains un peu vains. Il essayait quand même de remonter la suite des récents événements qui l’avait conduit jusqu’ici. L’ambulance roulait en zigzag à travers la ville, avant qu’une piqûre administrée dans son avant-bras gauche le plonge dans les vapes. Il s’était réveillé dans cette jolie salle de conférence tapissée de livres aux imposantes jaquettes recouvertes de cuir tanné et ancien.
Les deux hommes qui lui faisaient face, certainement des avocats, à en juger par la propreté et le soin de leur manucure, n’en tenait pas moins chacun un pistolet pointé dans sa direction. Le canon de l’arme, bien nettoyé, renvoyait par à-coups des petits éclats de lumière, selon l’inclinaison de l’arme. Preuve du consciencieux de ces mystérieux inconnus, des personnes certes pas complètement recommandables, mais qui savent prendre soin de leur matériel. Ce qui est un gage de qualité de nos jours, où la tendance est au « cracra » et de porter le négligé en dogme indiscutable.
– Poisson, je vous repose la question une dernière fois qu’avez-vous prévu de faire le 30 janvier de l’année 2023. Quelles sont vos intentions ?
D’un regard à l’autre, Joseph Poisson SA posait le sien dans les yeux de ses interlocuteurs. Il cherchait, lui aussi, des réponses sans vraiment oser poser les questions. Une bonne et franche discussion vaut toujours mieux que plusieurs coups d’œil. D’ailleurs, tout le monde le sait, un œil n’a jamais été un atout déterminant pour favoriser la compréhension mutuelle. Il n’y a qu’à voir le nombre de clins d’œil innocent qui finissent en gifle carabinée.
Joseph qui nourrissait un sens affûté pour les conclusions, laissait en ballotage la chance, qu’il avait eu, de se sauver in extremis d’une mort irrévocable par balle, pour se retrouver menacer par deux pistolets rutilants. Il n’arrivait pas vraiment à se faire une idée s’il était plutôt quelqu’un du genre chanceux ou pas du tout. Pour tout dire, Joseph Poisson avait de la peine à identifier son camp. Peut-être se trouvait-il quelque part au milieu de ces deux espaces que tout oppose. Une sorte d’intersection mathématique à géométrie variable. Comme nous tous ? Oui, on peut en effet dire ça.
Joseph avait survécu à un attentat, survirait-il aux questions de ces deux bandits civilisés ?
– C’est-à-dire que je n’ai rien prévu. Et puis 2023, même en janvier, ce n’est quand même pas pour demain, au rythme où vont les choses, je ne suis me pas capable de vous dire ce que je ferai cet après-midi…
– Ne jouez pas au con avec nous, Joseph. Vous allez passer à table, c’est moi qui vous le dis. L’homme de droit, à moitié chauve, semblait le plus remonté des deux.
– Nous sommes persuadés que vous avez une bonne explication, mais c’est le moment de nous la donner. Le barbu se montrait plus nuancé.
– Non, sincèrement, je ne vois pas ce que je pourrais bien faire en 2023. Sincèrement, croyez-moi que si j’en avais la moindre idée, je vous le dirais tout de suite et, ce d’autant plus que mon emploi du temps n’est pas quelque chose de particulièrement confidentiel. J’ajouterais même, pas spécialement intéressant, de mon point de vue, ajouta poisson qui comptait sur « la cool attitude » pour essayer de désamorcer les bombes qu’il voyait poindre à l’horizon.
N’y tenant plus, le dégarni le saisi au col. Il projette le pauvre Poisson vers le mur avec un air menaçant. Le choc fut sourd sans être pour autant indolore.
– Tu vas me cracher le morceau espèce de petite crevure. Tu as mis la ville à feu et à sang. Par ta faute, il n’y a pas un truc qui tourne dans notre putain de société et toi, tu restes là à nous dire que ton agenda n’est d’aucun intérêt. Je vais te dire un truc, espèce de petit « nanar » attardé. J’ai déjà cassé des gueules dans ma vie, mais des comme la tienne jamais. Je crois que je prendrais bien quelques jours de congé pour m’assurer de te refaire le portrait avec tout le soin et l’application nécessaire.
Bon, il est probable, au vu de ce dernier échange, que les avocats n’en étaient pas. Peut-être n’étaient-ils finalement que des criminels à la petite semaine, propre sur eux. On ne nous le répétera jamais assez, il faut toujours se méfier des apparences. Les indices sont souvent révélateurs et ne pas les entendre pourrait se révéler dangereux. En effet, nous n’entendrons jamais des hommes de lois s’exprimer de cette manière-là en public, à moins de traîner dans les bordels de Panama où les « papers » et les petites cachotteries libèrent les inhibitions de ces professionnels des grosses magouilles.
Le barbu rattrapa son collègue en lui posant une main délicate sur l’épaule, il l’invitait à s’asseoir à ses côtés. Il faut croire que la barbe possède un effet calmant et apaisant sur la personnalité. Voilà encore une étude scientifique qui ne s’est jamais faite et qui ne nous révélera pas la vérité de l’impact adoucissant que peut avoir la pilosité faciale sur le comportement. Vous vous dites certainement que tout ceci ne repose sur rien, du vent, voir même que, dans ses grandes largeurs, ces supputations relèveraient plus du résidu d’élucubration. Mais reste qu’on n’a jamais vu Bud Spencer s’énerver. Et les occasions n’ont jamais manqué. En plus d’une quarantaine de films, l’éternel barbu ventripotent n’a jamais élevé la voix, ni ne s’est laissé débordé par ses émotions. Il a bien sûr donné quelques claques, coups de poing et autres coups de boule, mais toujours avec calme et volupté.
C’est donc avec calme et volupté que notre barbu se tourna vers Joseph.
– Monsieur Poisson, nous sommes désolés pour ces actes de brusquerie et comprenez bien que nous ne vous souhaitons aucun mal. D’ailleurs, pardonnez-moi, je suis confus. J’en oublie mes bonnes manières, puis-je vous offrir une cigarette ?
– Une cigarette ?
– Oui, ou un cigare, c’est comme vous voulez.
– Eh bien, ce n’est pas de refus, je dois reconnaître qu’une petite cigarette ne peut pas me faire de mal, apprécia Joseph Poisson SA, en tout cas pas à court terme. Mais dites-moi monsieur, ajouta-t-il par acquis de conscience, vous êtes sûr que ce n’est pas interdit de fumer dans votre salon feutré ? C’est que je ne voudrais pas déranger les autres visiteurs que vous devez recevoir régulièrement, avec les odeurs et tout ça. Vous savez, je ne veux pas faire de vague, je suis quelqu’un de bien, Enfin bien, c’est un bien grand mot, disons que je ne suis pas quelqu’un qui cherche les problèmes ou la bagarre.
– Non, non rassurez-vous, cela ne me pose aucun problème, vous pensez bien, sinon je ne vous l’aurais pas proposé. Et puis comme je vous le disais, on sera plus tranquille pour discuter. C’est important de maintenir une bonne relation, basée sur le respect et la confiance.
Le barbu tendit à Joseph un paquet de Marlboro. La cigarette des cow-boys, ça tombe bien notre écrivain aime beaucoup les grands espaces et l’air pur. D’une main experte, le faux avocat barbu craque une allumette et la lui tend sous le nez. La première bouffée inhalée lui fit un bien fou.
– Merci beaucoup.
– Poisson, ajoute-t-il après avoir remis le paquet dans la poche intérieure de sa veste. Si vous me permettez de vous demander, y-aurait-il quelque chose de particulier que vous souhaiteriez me dire sur votre personnalité en général ? Je veux dire, vous pouvez me parler en toute confiance. Vous l’avez compris, je ne suis pas infirmier mais reste que je suis un professionnel, pas un de ceux qu’on trouve sur internet. J’ai des diplômes et beaucoup de formations, dont plusieurs ne servent à rien et ont coûté très cher, mais ce n’est pas grave, car elles sont généralement payées intégralement par des hommes très riches qui préfèrent dépenser leur sous ainsi, qu’en impôts. Ils offrent même les petits extras, si vous voyez ce que je veux dire. Le barbu adressa à Poisson un clin d’œil, plein de connivence. Bref, s’il y a quelque chose dont vous voulez parler, quoique ce soit, sentez-vous libre de le faire.
– Eh bien, merci pour cette liberté que vous m’offrez là. Je dois reconnaître que de se sentir libre de temps en temps, ça ne fait pas de mal. Même si je me doute bien que vous attendez quelque chose de ma part, quelque chose que je peine à cerner. Mais croyez-moi je suis plus que disposé à coopérer. Je ne demande qu’à arrondir les angles.
– Oh ça va, taisez-vous maintenant. Le barbu n’y tenait plus. Je veux bien essayer d’entretenir une relation solide basée sur le respect et la confiance, mais là, franchement, je crois que je pourrais vous jeter par la fenêtre, sans même l’ouvrir. D’ailleurs, laissez-moi terminer, poursuivit-il sans attendre. J’ai assez perdu assez de temps comme ça, tout barbu que je sois, même ma patience a ses limites. Pour tout vous dire, ce qui me dérange le plus dans toute cette histoire, ce n’est pas tant que la balle de 5.2x42mm tirée d’un fusil d’assaut QBZ-95 chinois à moins de trois cent mètres, visée en pleine poitrine ne vous ai pas même effleurée. Et je me fous de savoir que vous portiez un médaillon indien, chinois ou même mongol. Ce genre de projectile, de ce calibre, ça traverse les culs d’éléphants et les parois blindées, comme un doigt dans une motte de beurre restée trop longtemps sur le rebord de la fenêtre. Non, ce qui me dérange au plus haut point. Ce qui me met hors de moi, c’est que malgré vos faux airs d’ahuri et de couillon gratinés, avec votre tête de ne rien comprendre à rien. Pendant que le monde s’écroule autour de nous. Vous, vous continuez à dire, à qui veut bien l’entendre, que vous gérez les angles morts.
– Non, pardonnez-moi, rectifia Joseph, j’ai dit arrondir les angles, nuances.
– Rien à foutre, taisez-vous, je vous dis. Ta gueule, tu piges ? Je parle : tu m’écoutes !
Le bon barbu se met désormais à tutoyer Poisson. Un évident élan d’amitié les liait, se dit Poisson. Une belle relation qui se consolide à vue de nez et ça fait plaisir à voir.
Le barbu dont les veines saillaient de colère sur son cou de taureau, saisit un post-it de couleur qu’il agita sous le nez de l’écrivain.
– Et ça, c’est bien ton texte, non ? Ne me prends pas pour un con. On a trouvé des millions de ces petits textes aux quatre coins de la ville. Tous les murs en sont recouverts. C’est écrit de manière on ne peut plus limpide : 30-1-23. Crise, tu n’es plus là ! Je ne t’oublie pas. Nous sommes tous des gens solitaires. Et c’est signé JP. C’est bien toi JP, non ? Joseph Poisson ! Si ça ce n’est pas un appel à la révolution, je me demande bien ce que ça peut bien être ? Alors je te le demande une dernière fois : qu’est-ce qui va, bon Dieu se passer le 31 janvier 2023 ?
Chapitre 38 – Le climax
Chapitre 38 – Le climax
Bon, l’existence est faite de quiproquos qui peuvent coûter plus ou moins chers, selon le cours de la vie. Des malentendus aux conséquences parfois douloureuses. Poisson en faisait, ces derniers jours, l’amère expérience. Il pourrait très bien faire l’autruche, la tête enfoncée sous ses pieds, mais Joseph n’aurait jamais eu assez de sable au fond de ses oreilles pour ne pas entendre le bruit des conséquences que ses malheureux « post it » pouvaient avoir sur une société déjà bien fragile. Un « post-it » et quelques pauvres lettres, il n’en faut pas plus ébranler notre monde. Bien sûr, tout n’est pas si simple, ni si manichéen, mais disons que les circonstances ne peuvent justifier de tout à elles seules.
– Monsieur Poisson, vous avez besoin d’un avocat. Oui, croyez-moi, un bon avocat ne pourra pas vous faire de mal. Je ne vous parle pas du fruit vert avec un gros noyau dedans, ajouta l’homme qui contemplait Poisson. Je parle d’avocat au sens d’homme de loi et de « combinazione » en tout genre.
Ses mains étaient croisées sur son bas-ventre. Son apparence était vaguement familière. Un air de déjà vu comme disent les Américains pour rigoler ou faire rigoler les autres en mimant les guillemets avec leurs doigts boudinés, légèrement recourbés.
– Vous êtes le…
– Taxidermiste, oui, vous avez raison, hocha le vieil homme, je suis aussi également votre avocat à compter de cet instant précis.
– Et j’ai besoin d’un avocat pour quelles raisons précises ? Demande Joseph Poisson à tout hasard.
– Parce que vous êtes dans la merde, si vous me passez cette expression. Je dirais même dans une merde noire compléta Gianni.
– La couleur, a-t-elle son importance s’enquit l’écrivain pour qui chaque détail comptait.
– Eh bien, ma foi oui. Disons qu’une merde noire, c’est toujours plus significatif qu’une autre, de couleur tirant plus sur le brun, voir le brun clair. Noir, c’est noir, comme disait le chanteur. Mais ne nous arrêtons pas à une simple question de pigmentation, il y a plus grave encore.
Joseph Poisson ne manquait pas suffisamment d’expérience pour ignorer que la présence d’un avocat signifie le début des problèmes. Les hommes de droit sont toujours là pour vous sortir des situations les plus inextricables et compliquées, mais on oublie bien souvent de dire que ce sont eux qui nous y ont plongés, la tête la première. D’une certaine manière, ils sont aux deux extrémités du tuyau. Ils sont partout. Ils mouillent et sont mouillés dans toutes sortes d’affaires. Au fond, c’est peut-être bien comme le fruit, la chaire ne pose aucun problème, au contraire, avec une petite vinaigrette ça passe tout en douceur. Non, les complications arrivent avec le noyau.
– Vous devez comprendre, mon petit Poisson, que vous avez l’art de vous mettre le monde à dos. Et quand je dis le monde, je parle au sens stricte. Depuis quelque temps, c’est toute la planète qui est en effervescence. Je dois reconnaître que j’ai bien essayé de théoriser la situation qui vous concerne, mais aucun schéma mathématique ne m’est apparu clairement. Le seul qui me semble plus ou moins correspondre à votre cas, c’est l’exponentialité.
– L’exponentialité ?
– Oui, cette tendance rationnelle et constante à la multiplication au carré de tout ce qui vous arrive. C’est quand même incroyable cette croissance infinie de vos problèmes. Quand on pense que tout a commencé par un simple coup de téléphone dans une cabine publique. Réalisez-vous comme tout est venu s’accélérer par la suite ? Alors, je ne suis pas ici pour vous faire une leçon d’arithmétique, mais je dois reconnaitre qu’il y aurait de quoi intéresser les plus brillants chercheurs du MIT.
– Je veux bien, concédait Joseph Poisson SA. Mais même l’exponentialité connaît à un moment ou un autre un inversement de courbure. Une sorte de fléchissement de sa croissance. Je veux dire, je comprends que certaines choses soient infinies et les emmerdes en font certainement partie, mais tout n’est pas immuable. Je suis en droit de m’attendre à un changement à un moment donné, non ?
– Bien sûr, vous avez parfaitement raison, rien n’est coulé dans le bronze, jamais ! Le penser se serait se mentir à soi-même. Et quand on commence à se cacher la vérité, on ne se fait plus confiance, alors autant vous dire que nous sommes à deux doigts de la bipolarité. Regardez Céline Dion, elle chante très bien, personne ne le conteste. Mais sincèrement, je ne souhaiterais pas être dans sa tête. Vous avez vu le Titanic ?
– Non !
– Aucune importance, c’est un très bon film. Sauf que tout le monde se demande à la fin pourquoi c’est la grosse qui survit. Bref, pour en revenir à la courbe exponentielle des emmerdes. Disons que nous avons atteint le climax de votre histoire.
– Le quoi ?
– Le climax ! Confirma Gianni. Mais attention pas dans le sens de film porno du terme, où les vingt-cinq minutes de ramonages dans toutes les positions se terminent en apothéose rapide et directe. Non, climax dans son étymologie mathématique. On appelle ça aussi le maximum global. D’une certaine manière, c’est l’instant où toute chose mouvante atteint son point d’équilibre. Là où, l’espace d’un moment infinitésimal tout s’arrête et reste en suspension. Et nous y sommes !
– J’ai donc atteint ici le summum de mes emmerdes, c’est bien ça ?
– Non pas vraiment, mais disons que c’est là que les choses peuvent prendre une nouvelle tournure. En mieux ou en pire. Seul l’avenir nous le dira.
– Et comment fait-on pour être sûr que nous avons atteint ce fameux climax ? Comment garantir que nous ne sommes pas simplement en train de poursuivre une caravane d’emmerdements incontrôlés.
– Très bonne question et très simple à répondre en vérité. Disons que le point d’inflexion, c’est celui où la courbure s’annule en changeant de signe. Autrement dit, on parle de point d’inflexion pour signifier que la courbe traverse sa tangente en ce point. Dans le cas cartésien, y = f(x), le phénomène se produit lorsque la dérivée seconde f « , dérivée de la dérivée, s’annule en changeant de signe. On parle aussi de changement de concavité. Vous voyez, c’est très simple : niveau terminal !
– Mais est-on sûr que je sois à ce point de ma vie ou de mon histoire. D’un point de vue vitale, voir littéraire et non mathématique si possible.
– Je comprends. Et bien disons que la somme des tuiles qui vous est arrivée a atteint un pic qui nous laisse penser qu’un changement s’opérera, peut-être dans un avenir proche ?
– Peut-être ?
– Oui probablement, car on ne peut jurer de rien, dans ce bas monde. Les choses ne sont jamais aussi précises que l’esprit cartésien le voudrait.
– Mais concrètement comment tout ceci doit se matérialiser ? Pour vous donner un exemple, je sais que ma glace commence à fondre lorsque je sens les premières coulées de vanille froide glisser sur ma main. Vous voyez, là les choses ont un tenant et un aboutissant. Ça m’aide à comprendre.
– Ah ! Vous voulez parler du procès ?
– Du procès ?
– Oui, le procès qui vous est intenté pour incitation à la révolution, rébellion et renversement de la société.
-Quoi ? Mais c’est très grave ! Je n’ai rien fait de tout ça ! Je suis innocent.
– J’en suis persuadé le rassura Gianni. Et je pense que nous n’aurons pas de peine à le démontrer en audience. Non, selon moi, il y a plus grave.
– Plus grave encore, comment ça ? Questionna Joseph.
– Disons que ce n’est jamais facile ni agréable de se faire insulter sur les réseaux sociaux, concéda Gianni le taxidermiste.
– Mais tout le monde le fait. Alors, je ne vois pas en quoi tout ceci deviendrait soudainement si problématique. Dangereux au point où il me faudrait un avocat pour me défendre.
– Oui, vous avez bien raison mon brave Poisson, de nos jours, on insulte le premier venu pour un oui ou pour un non. C’est même devenu un sport national. Vous savez, poursuivi l’avocat, de mon temps les choses étaient beaucoup plus simples. Il n’y avait pas tous ces outils technologiques pour échanger et communiquer.
– Vous voulez dire qu’à votre époque les gens ne s’insultaient pas ?
– Non, pas du tout. Ce que j’essaye de vous dire, c’est qu’à l’époque, pour quelqu’un qui voulait me traiter de « trou du cul », il fallait qu’il marche jusque chez moi, qu’il monte les quatre étages d’escaliers branlants qui me séparaient de la rue, qu’il sonne à ma porte et qu’il me le dise en face. Vous reconnaîtrez que ça compliquait passablement la tâche. Et moi, j’avais tout le loisir de lui coller mon poing dans la gueule. Comme ça la communication était bien passée. Mais de nos jours, on se fait insulter par tout le monde, une ribambelle de personnes que l’on ne connaît pas. Je peux même me faire insulter par un couillon vissé sur son gros cul, au fin fond de l’Oregon.
– Comme quoi les réseaux sociaux ça ouvre des horizons nouveaux, suggéra Joseph.
– Oui, vous avez sans doute raison, concédait le taxidermiste en soupirant lourdement.
– Et pour en revenir à votre présence, si vous me permettez de recentrer le débat. En quoi les insultes proférées, sur mon compte, par quelques internautes désœuvrés serait plus grave qu’un procès pour incitation à la révolution, rébellion et renversement de la société.
L’avocat-taxidermiste marqua une courte pause en observant son client. Il semblait mettre de l’ordre dans le fil de ses idées. Avant de répondre.
– Eh bien, disons que tout dépend de l’auteur du post en question, voyez vous ?
Chapitre 39 – Le réquisitoire
La journée avait plutôt mal commencé. Se faire insulter pareillement par le président des Etats-Unis. Il faut reconnaître que c’est le genre réveil dont Joseph se serait bien passé.
– En plus par tweet !
Tu penses qu’il a pris la peine de téléphoner depuis son bureau ovale ? D’ailleurs, entre nous soit dit, un bureau ovale, ça ne ressemble à rien, c’est nul. C’est comme le rugby, ça donne des situations qui rebondissent mal et toute une série de mêlées où tu ne devrais pas t’étonner de retrouver ton nez dans le cul de ton équipier. Tu as beau l’aimer fort, ça te met mal à l’aise et lui aussi. Alors si maintenant la première puissance mondiale (il faudra qu’on m’explique un jour l’ordre d’arrivée) se met à menacer des citoyens, on n’est pas sorti de l’auberge.
Les martèlements répétés du juge sur un petit socle en bois visait à ramener un peu de calme dans la salle d’audience. Nous y voilà, le procès de Joseph Poisson était sur le point de démarrer. Vous voyez, comme dans tous les grands films américains, cette histoire possède aussi une affaire de tribunal, avec ses hommes de lois, ses greffiers, ses juges, ses témoins, ses jurés que l’on récuse à l’envie, le tout dans une grande salle en bois patinée et encaustiquée de la meilleure des manières.
– Ça prend aux tripes, cria le juge pour se faire entendre. Que de réquisitoires, de plaidoiries, de rires et de larmes se sont incrustés dans ses parois en chêne millénaire.
Le décor était planté, et avec majesté, excusez du peu. Un homme a beau porter une longue robe, il n’en reste pas moins menaçant. Pas du genre à se faire siffler dans la rue par des piafs à l’œil humide.
– Nous sommes ici pour juger un homme. Une personne suspectée d’incitation à la révolution, rébellion et renversement de la société. Monsieur ? Le juge planta son regard dans les yeux de l’accusé.
– Etes-vous bien Monsieur Joseph Poisson que l’on poursuit aujourd’hui pour les accusations citées plus haut ?
– Oui, confirma Joseph. Enfin, disons que je suis bien celui qui est accusé de tout ceci, mais permettez-moi de vous dire que je ne comprends pas véritablement….
– Tssstssstsss, onomatopa le juge, en mimant l’apaisement de ses deux grandes mains. Ne vous inquiétez pas, vous aurez bien l’occasion de vous exprimer.
Quel bonheur ! Quel plaisir de voir la société se juger parmi. Comme un chat, qui fait sa toilette quotidienne, éprouve un léger plaisir de picotements en léchant certaines partie plus sensibles de son petit corps de félin rabougri. Un procès offre à l’humanité la chance de se mettre à nu et en vitrine. Elle se maudit avec colère, elle se compatit avec souffrance. Notre civilisation s’atermoie sur son sort. Elle aime se faire mal et punir le méchant. Bien entendu, l’humanité sort grandie de son exercice de contrition. Elle souffre, mais c’est un mal nécessaire, une douleur de celles que l’on s’inflige pour un bien. C’est notre civilisation ! Que voulez-vous ce n’est pas moi qui l’ai inventée. Elle était là bien avant que je n’arrive. Moi, je me contente de regarder et d’observer. Le jugement je laisse ça aux autres, vous l’aurez compris.
Un homme s’était levé, l’air sévère et confiant. Des beaux et nobles sentiments qui donnent un équilibre. Une assise stable de nature à dérouler des arguments percutants.
– Monsieur le Procureur, vous avez la parole, concéda le juge comme on invite son plombier à entreprendre des travaux sur le lavabo de la salle de bains.
– Monsieur le Président, mesdames et messieurs les membres du jury, compléta-t-il, d’un regard légèrement de biais. Nous sommes ici non pas pour juger un homme, mais un état d’esprit.
D’un doigt inquisiteur, le magistrat en charge de la défense des intérêts de la société, pointait Joseph Poisson SA. La diatribe démarrait. Un long monologue qui valait son pesant de mots et de verbes conjugués à tous les temps, mais surtout au passé, car il est souvent plus que parfait alors que le futur reste antérieur et le présent très simple quand il n’est carrément pas au subjonctif.
Bon, on ne va pas se mentir. Tous ces simulacres de procès servent avant tout à entretenir l’haleine des foules. Pas le reflux gastrique chargé d’ail et de relents de vieux fromage au petit matin. Non, l’haleine comme ces vents d’espoirs qui soufflent en nous pour créer des courants d’air parfois insupportables.
Joseph Poisson est condamné d’avance. Je ne demanderais pas mieux que de vous faire croire à la magie d’un procès équitable et juste, qui permet à l’innocent de gagner sa cause. Un spectacle de magie, ça n’est bon que pour les enfants lors d’un gouter d’anniversaire. Ici, on est dans la vie des grands, il n’y pas trop de cotillons qui font « poûet poûet » et de flûtes en plastiques. Non pas que la magie ne soit pas bien réelle, au contraire. Je suis sûr qu’à cet instant très précis où vous lisez ces lignes, vous avez les jambes croisées. Vous voyez ? Ça, c’est magique !
La vie, c’est un peu comme une route départementale, il y a deux voies principales, celle des événements qui nous arrivent et celle des évènements que nous aimerions voir arriver. On passe son temps engloutis dans les bouchons de la première en rêvant de se trouver sur l’autre. Et je ne vous parle pas des accidents, parce que ceux-là, on ne les voit jamais se pointer ou alors toujours trop tard. Je n’ai pas vraiment envie de vous faire une leçon de conduite assistée. Je crois qu’on va se concentrer sur la voie principale, je vous laisse l’autre pour quand, vous aurez envie de rêver.
Le réquisitoire du procureur allait bon train. Le courageux défenseur de la société citait avec précision chacun des faits reprochés au brave Poisson, comme autant de preuves de son évidente culpabilité. Parce que du courage, il en faut, pour accuser à tour de bras les fautifs. Regardez Zola ! Moi, j’ai honte, mais je sais que je préfère rester confortablement assis, le cul entre deux chaises, et compter les points. Quand on n’a pas de courage et bien ma foi, on s’adapte, en tout cas, on ne la ramène pas comme tous ces braves hommes et femmes qui savent pointer du doigt et dénoncer au péril de la vie des autres.
C’est en plein cœur de cette déclamation juridique enlevée, qu’un petit homme se fraya un chemin au cœur de la foule amassée et curieuse.
– Excusez-moi. Laissez-moi passer. Je vous demande pardon. Merci.
L’individu s’était peu à peu approché de la barre. Non pas le bar, celui où l’on sert des Margarita et des cocktails colorés, non, la barre celle où l’on confie la vérité le cœur ouvert et une main sur la bible. Une pièce de bois de belle qualité, agréable au touché, elle épousait admirablement bien une paume de taille moyenne. Son bras levé vers le ciel, l’homme attire l’attention du juge d’un sec claquement de doigt, comme pour commander un expresso à la volée.
– Monsieur je juge, désolé d’interrompre votre spectacle.
– Mon spectacle ? S’indigna le président. Mon spectacle ? Répéta-t-il comme pour bien signifier son irritation. Vous voulez dire le spectacle de la justice, monsieur. Celle de l’homme dans sa splendeur la plus pure. Qui êtes-vous Monsieur ?-
Oui, certainement, vous avez raison, la pureté dans son état le plus immaculé. Je me nomme Rufus Lotscher de l’étude Lotscher, Mycoon & Lotscher, concéda le vieil avocat sans se départir de son calme légendaire.
– Et ?
– Eh bien, je me dois de vous prévenir que vous ne pouvez pas juger M. Poisson ici présent.
– Ah bon ?
– Non, vous ne le pouvez et ne le pourrez jamais, et ce malgré toutes vos bonnes intentions.
– Et pourquoi ça ? Demanda le juge, pour qui cette affaire commençait à le titiller.
– Eh bien, voyez-vous, parce que M. Poisson m’appartient.
– Il vous appartient, c’est bien ça ? C’est bien ce que vous êtes en train de me dire ?
– Oui, absolument. À moi et à quelques autres personnes que je ne mentionnerai pas, par soucis de discrétion, mais dont je représente ici légalement les intérêts financiers. Car tout est une question d’argent, vous en conviendrez ?
– Financier ? Comme dans le cake de papy Brossard ?
– Non, financier comme dans les pages économiques des journaux que vous ne lisez pas. Comme dans les aventures dont l’on parle, la bite à l’air avec une coupette à la main autour de jacuzzi rempli de champagne à Gstaad et Monaco.
– Je ne suis pas sûr de comprendre.
– C’est tout à fait normal, ne vous inquiétez pas. Je vais vous expliquer, monsieur le juge. Me Lotscher avait fait un pas en avant et se trouvait désormais au cœur de la salle. Joseph Poisson SA est ma société, poursuivit-il. Il est mon actif. J’en ai ici les papiers certifiés devant notaire qui attestent de mon acte de propriété. Irrévocable et confirmé. L’avocat levait au-dessus de sa tête chauve, qu’il portait moins d’un mètre soixante au-dessus du parquet. Une liasse de papiers entourée d’une chemise en plastique vert-transparent. Joseph Poisson SA, pour société anonyme, rappela l’avocat, et une entité littéraire défaillante régie par le droit des affaires et non la loi des hommes.
– Y-aurait-il donc une autre loi que celles des hommes ? demanda le juge.
– Oh oui, confirma Lotscher dans un souffle profond. Une loi bien plus importante et bien moins futile, ne vous en déplait. La loi de l’argent. La loi du business si vous préférez. Elle ne s’embarrasse d’aucun superflu. Elle ne juge pas avec lenteur et réflexion. Elle tranche, condamne et punit en un rien de temps. Tout ce qui compte, c’est le gain et pas que celui de la cause, si vous me permettez cette nuance de taille.
– Et où se trouve cette juridiction sensée régler le cas ici présent ?
– Elle est partout et nulle part. Je dirai pour faire simple que beaucoup la situe dans des paradis fiscaux, les Bahamas, les Iles Vierges, Singapour, etc… Mais tout le monde sait que tout se décide entre quatre murs, en petit comité qui ne s’embarrasse ni de lieu, ni de témoignage et encore moins de plaidoirie. Notre justice est expéditive et efficace, pas comme la vôtre, sans vouloir vous manquer de respect votre honneur, ajouta Lotscher qui ne manquait jamais de respect pour les petits gens.
– Donc si je comprends bien Joseph Poisson….
– Joseph Poisson SA, pardonnez-moi d’insister. La nuance est importante.
– Oui, bon, si vous le souhaitez. Donc, Joseph Poisson SA sera jugé par votre propre juridiction, est-ce bien juste, je dois me récuser .
– Oui, c’est tout à fait ça. À la nuance prêt, que l’accusé ne sera pas jugé, mais tout simplement condamné. C’est une question de rhétorique, mais la cause est déjà entendue. Les faits sont là, il a failli, il doit payer. Vous le voyez bien, je vous le disais, tout n’est qu’une question d’argent.
Chapitre 40 – Le verdict final
Je ne demanderai pas mieux que de vous laisser le choix dans cette histoire. Vous savez, on commence par se connaître, à force de se fréquenter. Malheureusement, on ne peut pas tout choisir dans la vie. Parfois, il nous arrive des saloperies et on n’y peut rien. Alors évidemment, la plupart du temps, on est le premier responsable des tuiles qui nous tombent dessus, mais d’autres fois, on ne peut que regarder les nuages s’accumuler et attendre la pluie. Je ne parle même pas de se faire foudroyer. Parce qu’il ne faut pas croire ça arrive aussi et pas qu’à d’autres. Chaque année, une centaine de personnes se fait traverser le corps d’un éclair mortel. Cent millions de volts, bam ! Grillé jusqu’au tréfonds des organes. Remarquez ce n’est peut-être pas la plus vilaine des manières de mourir. Dans le genre expéditif, on est sur le podium.
Mais c’est comme ça et pas autrement. On ne choisit pas toujours tout dans la vie. Joseph Poisson SA a été condamné. Pas de recours possible, ni d’objection et encore moins de grâce présidentielle. Ce n’est pas Noel. Au fond les éléments retenus contre lui sont assez évidents, il a failli dans sa quête à devenir un écrivain, point barre. Et comme toute société qui faillis, quel que soit son anonymat, le monde des affaires est impitoyable, c’est la liquidation. Le fonctionnement est assez simple et suit une logique coulée dans le bronze d’une loi implacable : inventaire, appel aux créanciers, administration de la masse, état de collocation, liquidation et clôture.
Alors voilà, c’est ainsi que cette histoire s’achève, avec un homme qui se croyait écrivain et qui n’était que révolutionnaire. On aurait tous voulu que ceci se termine autrement, un peu comme la finale de la coupe du monde 1994. Les images s’effacent, ne restent que les regrets. Le monde continue sa route, avec ses montées, ses descentes, ses démarrages en côte, ses calages, ses embouteillages, ses carambolages, ses giratoires, ses excès de vitesse, ses aires d’autoroute on l’on essaie de se reposer, ses nids de poules qui usent les pneus, ses passages éclairés et les sombres aussi. Bref, la vie qui roule pour tout le monde jusqu’au jour où elle ne roule tout simplement plus. On cherche des héros, des gens qui sortent du lot, mais il n’y en a pas, en tout cas pas ceux qu’on aimerait. Ce n’est pas un film de la collection des Marvel. Ici pas de capitain America, de Thor, de Flash ou de Wonder Woman avec son magnifique décolleté hypercompressé. On est plutôt dans un Godard, vous voyez le genre ? Tout le monde attend, mais personne ne voit rien venir. Soudain, on se dit : ça y est, maintenant, c’est le bon moment, ça va donner le tour….Et puis non, finalement rien, rien du tout. Retour à la case départ, mais en fait on a encore perdu un tour, sans s’en rendre compte. On recule chaque fois qu’on essaye d’avancer. Chaque jour un peu plus. Alors certains cons vous diront : c’était mieux avant. Ce n’est pas impossible, les cons n’ont pas toujours tort, il faudrait être très con de croire le contraire.
Je suis Quincy Nadoolman. J’ai bien connu Joseph Poisson. Sa vie était extraordinaire, mais elle avait surtout le don de nous faire croire que la nôtre pouvait l’être aussi. L’espace d’un très court instant, fugace comme un clin d’œil comme l’impact d’un moustique sur le pare-brise. Après plus rien, juste un coup d’essuie-glace, à peine quelques traces qui s’effaceront avec le temps.
Après vous n’êtes pas obligé de me croire sur parole. Vous pouvez avoir votre propre avis. Chacun pense comme il le veut. Moi aussi, j’aime les choses positives, les « happy ending » comme on dit. Je sais que c’est rageant de se voir imposer une fin à toute chose. Il n’y a que pour l’univers que la question ne se pose pas. Et encore, on trouvera toujours quelques « pisse-assis » pour vous faire des calculs sur les probabilités et les hypothèse d’une finitude de l’espace et du temps. Moi, je ne demande qu’à avoir voix au chapitre, car quitte à choisir autant tout prendre. Ça ouvre des perspectives beaucoup plus larges. Ça arrondit les angles. Vous savez tous les cercles ne sont pas vicieux, il ne faut pas croire. Je ne suis pas un adepte de l’ultracrepidarianisme. Pour moi les avis bien tranchés, c’est comme le salami, plus ils sont tranchés fins, meilleurs ils sont.
S’il n’avait tenu qu’à moi, je peux vous garantir que Crise, la belle Crise dont Joseph s’était entiché comme un adolescent, aurait fait son grand retour. Dotée des incommensurables fonds de son mystérieux père disparu, elle aurait fait un retour totalement inopiné. À la toute dernière minute de ce livre, quand plus personne ne s’y attendait. Crise aurait fait, contre toute attente une OPA aussi inamicale que soudaine, sur Joseph Poisson SA. Ça s’appelle un coup de théâtre. Un prix imbattable, hors de toutes cotations boursières. Histoire de s’assurer une part majoritaire sur le capital de Joseph.
Voilà une belle fin, quand on y pense. Je dois reconnaître ça aurait de la gueule, non ? Ça aurait été une belle histoire, de celles dont on parle dans les émissions de radio l’après-midi quand personne n’écoute ou tard le soir à la télévision quand tout le monde dort. Je vais même vous dire que cette histoire je vous l’aurais racontée moi-même, sans prendre de gants.
Il m’aurait fallu un début, juste trouver une accroche pour commencer à écrire !
Je ne dis pas que c’est simple. Non pas du tout ! Mais quand même, si vous vouliez faire un petit effort vous vous rendriez bien compte que ce n’est pas non plus la mer à boire. Tout le monde veut écrire un bouquin. Soyons honnête. Là, par exemple, à ce moment très précis, vous vous dites : tiens, ça aussi, j’aurais pu l’écrire. Ce n’est pas compliqué. Vous promettez qu’à la prochaine occasion, vous vous y mettrez. Mais l’occasion ne vient jamais.
Alors, ce n’est pas à moi de vous donner des conseils, au fond chacun sa place. Mais laissez-moi vous dire simplement que tout ce qu’il faut, c’est un début. Juste un truc pour commencer. Après vous déroulez comme Zizou dans les 16 mètres.
Ça pourrait commencer comme ça :
Penché sur le rebord de sa fenêtre….